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LES ANIMAUX

 

 

 

 

  " Oh, mais je fais très attention ! Je me plains pas à tort et à travers ! Vous me direz : Vous êtes si déchu vous devriez bien vous finir !... Bon !... Quand je me finirai je vais vous dire : c'est en pensant aux animaux, pas aux hommes ! à " Tête de Chou ", à " Nana ", à " Sarah " ma chatte qu'est partie un soir qu'on n'a jamais revue, aux chevaux de la ferme, aux animaux compagnons qu'on souffert mille fois comme des hommes ! lapins, hiboux, merles ! passé tant d'hivers avec nous ! au bout du monde !... la mort me sera douce... j'aurai donné mon cœur à tous... je serais débarrassé de Tante Estrême ! de Clémence ! du brutal Toto !...

  Ils danseront plus dans mes murs !... Putois s'écrasera plus la tête...
 Je veux pas que la mort me vienne des hommes, ils mentent trop ! ils me donneraient pas l'Infini ! "

  (Féerie pour une autre fois, Gallimard, Folio, 1992, p.264).

 

   

              A  KLARSKOVGAARD

  Dans la cuisine, par exemple, il a enlevé un carreau pour laisser le passage à une vingtaine de chats à demi sauvages qui vont se réfugier sous la cuisinière à hauts pieds, tandis que le roi Bébert, du haut de son perchoir, veille d'un œil jaloux sur toute cette gent féline. Dans la maison règne un désordre indescriptible, mais humains et animaux s'y côtoient en parfaite intelligence. Juste devant la cour, des cordes ont été tendues entre les arbres : y pendent des paniers remplis de pain et de graines pour les oiseaux. Jamais, au dire d'Erna, on n'a vu autant d'oiseaux et de toutes les variétés que du temps de Céline, à Klarskovgaard.
 
 Autre familière de la maisonnée, la chienne Bessy. Dans la bouche de Céline, l'histoire de Bessy est pure affabulation. Pas une seule once de vérité, cette fois ! Non, Bessy n'a jamais été un chiot abandonné par un soldat allemand. C'est une chienne de race, achetée toute petite par les Petersen dans un chenil réputé de Fionie. Ce n'est pas un animal martyrisé qu'on affame en le gardant encagé pour le rendre encore plus sanguinaire dans la chasse aux lièvres et aux lapins sauvages. Non décidément : c'est un fin berger allemand, une bête docile, affectueuse, avec laquelle joue le petit Erik. Mais Bessy va s'attacher à Céline : instinct de l'animal qui sent l'homme désemparé et veut le consoler ?
  Les Petersen, émus, ne vont pas hésiter à offrir Bessy au couple. Elle sera de toutes les promenades à travers la campagne, la forêt et le long de la plage. En juillet 1951, elle fera partie, en compagnie des chats Bébert, Thomine et Flûte, du voyage-retour des Destouches en France. Elle mourra à Meudon. Dans D'un château l'autre, la mort de Bessy, telle que la décrit Céline, est peut-être la plus émouvante fin d'un animal qu'on ait lue sous la plume d'un écrivain ! A vous tirer des larmes !

 Bien sûr, Céline et Lucette se rendent régulièrement à Korsor. Céline parle d'un trajet de quinze kilomètres. Quinze kilomètres, oui, mais aller et retour. Si l'on coupe par des sentiers en forêt et un chemin qui longe la côte, la distance est réduite presque de moitié. Korsor ne compte pas plus d'une douzaine de milliers d'habitants, mais c'est un port de marchandises et de voyageurs important, point de départ et d'arrivée de nombreuses lignes de ferries, vers la Fionie, l'île de Langeland, l'Allemagne du Nord. La pêche y est également active, et Céline pourrait se procurer à petits prix la marée fraîchement pêchée. Mais il n'aime pas le poisson. La viande non plus, du reste, et lorsqu'on lui en offre, la libraire française de Copenhague, Denise Thomassen, par exemple, ou encore un généreux boucher korsorois, il la donne aux animaux. De même que la majeure partie du pain acheté au boulanger ambulant va aux oiseaux, et presque tout le lait aux chats et aux hérissons.
 (David Alliot, François Marchetti, Céline au Danemark 1945-1951, Editions du Rocher, 2008, p. 56).

 

 

 

 

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         L'HOMME QUI PARLAIT AUX OISEAUX

 C'est aujourd'hui qu'il devait accompagner son père à " Fanehuset ". La mère leur avait préparé un casse-croûte, et il était convenu qu'il serait à l'atelier à 9 heures pour aider à charger une plaque de cuisine, un buffet et des outils sur un triporteur que son père avait loué.
 L'atelier était au fond de la cour au 26 Algade. C'était un vieil immeuble. Au-dessus du portail, que l'enfant trouvait énorme, il y avait une poutre sur laquelle était inscrit quelque chose qu'il ne comprenait pas mais qui était suivi de " anno 1704 ". Cela devait faire bien longtemps ! Son père lui avait expliqué ce que veut dire " anno ". Le jeune garçon aimait bien ce mot étranger. Cela sonnait bien.

 Il roula derrière son père dans la forêt. Il avait proposé de suivre d'abord le chemin à travers champs qu'il connaissait bien pour l'avoir emprunté lors de ses tournées de distributeur de journaux. Bien loin, sur la gauche du chemin, il y avait une petite maison contre laquelle était accolé un gros bateau. C'était là le dernier arrêt de sa tournée. " Non ", avait dit son père, " ça n'ira pas ! Nous ne pourrons pas passer avec le triporteur dans la forêt ! "
 A part la côte juste avant l'entrée de la forêt, une fois dépassé " Skovhuset ", tout alla bien, et ils arrivèrent à Klarskovgaard vers les 11 heures. Ils rangèrent leurs bicyclettes à la ferme, empruntèrent une brouette et emportèrent plaque, buffet et outils jusqu'à " Fanehuset ".

 Le jeune garçon prit peur en voyant un homme et un chien-loup devant la maison. Peur, non pas de l'homme, mais du chien ! Il avait été mordu par un chien quelques années plus tôt, et cette expérience avait fait que depuis il se tenait à distance des chiens. L'homme comprit qu'il avait peur. Il dit quelque chose à une femme, qui sourit et s'éloigna avec le chien. L'homme s'approcha alors de l'enfant, se pencha pour être à hauteur d'yeux. Il dit quelque chose que l'enfant ne comprit pas, et sourit.
  L'enfant fut rassuré, et quand l'homme mit un doigt sur ses lèvres et désigna le talus, il comprit qu'il devait rester silencieux car on voulait lui montrer quelque chose. Il oublia tout à fait son père qui travaillait et allait et venait à l'intérieur de la maison. Prudemment, il  se dirigea avec l'homme vers quantité d'oiseaux - dans les arbres, sur la corde à linge et dans l'herbe ! Ils piaillaient et jasaient, mais ils ne s'envolèrent pas quand ils s'approchèrent tout près d'eux. Alors l'homme se mit à parler aux oiseaux. Ou bien chantait-il ? C'était comme s'il psalmodiait, un mot que son père lui avait appris en lui parlant de François.

  Quand le père eut fini, ils s'assirent au bord du talus et mangèrent leur  casse-croûte avant de rentrer. Le vélo fut embarqué sur le triporteur, et l'enfant fut ravi d'être transporté tandis que son père appuyait sur les pédales. " Tu as vu les oiseaux, papa ? " demanda le jeune garçon. " C'était comme lui, François, là-bas en Italie ! " Lui qui disait la messe pour les oiseaux ! ", et il raconta à son père l'aventure qu'il venait de vivre.
                                                                                                                                     Ole SEYFFART SORENSEN

 (Extrait de Ole Seyffart Sorensen, professoren -og drengen [Le géant, le professeur - et l'enfant], Chez l'auteur, 2013, in BC n° 360, P. 7).

 

 

 

 

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                      BÉBERT

  Mon chat c'est Bébert. Il a dix-huit ans. Il est né à la Samaritaine. Nous l'avons repris à Le Vigan qui n'en voulait plus. " Sa vie est une tragédie " et que d'épisodes !... Toutes pas racontables... A Sigmaringen nous avons pensé un moment pouvoir nous échapper et passer la frontière suisse... Il s'est entraîné avec nous comme un chien... Il nous suivait la nuit dans les neiges d'un mètre... Plusieurs kilomètres... Il en a eu deux pattes gelées. Quand il a fallu passer en mars 45, à travers toute l'Allemagne entre les quatre armées furieuses en pleine bataille... tu vois d'ici l'enfer... et dix-huit jours nous avons mis, à remonter de Constance au Danemark à travers les flammes et le chaos... Bombes en pluie, Lucette l'avait mis dans une gibecière. Elle l'a porté ainsi sans boire, sans manger, sans pisser ni le reste pendant dix-huit jours et dix-huit nuits.

 Il n'a pas remué ni fait un seul miaou. Il se rendait compte de la tragédie. Nous avons changé vingt-sept fois de trains. Tout perdu et brûlé en route, sauf le chat. Nous avons fait des trente-cinq kilomètres à pied d'une armée à l'autre, sous des feux pires qu'en 17. Lucette seule a été blessée au genou. Elle a roulé sous un train, soufflée par une bombe, avec Bébert ! Il n'a pas bougé. On sait ce que c'est, nous, l'intelligence animale ! Il a fait ici pendant que j'étais en tôle un carcinome du sein. Je l'ai fait opérer à ma sortie. Il a parfaitement compris. Il se porte très bien. Il a deux ans pour l'espièglerie, les gambades.

 Il parle, bien entendu. Il répond aux questions. Si on voulait lui laisser bouffer les piafs, il serait parfaitement heureux. Par contre nous le gavons de maquereau fumé - son régal ordinaire. Il pèse six kilos.
 En Allemagne, il a vécu de pommes de terre (comme nous) et encore souvent de raves et de pain KK. Mais son idéal demeure le piaf. Trente-six guerres n'y changeront rien. Voilà pour Bébert.
 (Lettres à Clément Camus, 1ère partie, 1947-1948, 30 juin 1947, BC n° 242, mai 2003, p. 3).

 

 

 

 

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                    A THORVALD  MIKKELSEN

                                                  [Meudon.] Le 1/1/60

               Mon cher Maître et Ami

   Voici le jour de l'An et ses bons vœux ! on n'ose plus à notre âge !... Tout prouve que tout va de plus en plus mal, ne serait-ce que le prix des nouilles ! francs vieux ou nouveaux ! La pauvre Thomine est morte, notre petite chatte noire et blanche, de pneumonie et de vieillesse. Il ne nous reste plus qu'un chat de chez vous, le tout gris Flûte. Le reste ne vaut pas la peine d'être raconté, ignobles vétilles humaines.
  On vous embrasse tous les deux
                                                       LF et Lucette

 (Lettres, Pléiade, Gallimard, p. 1561, 60-1, octobre 2009).

 

 

 

 

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         L'ARCHE DE LUCETTE.

 - Et tous vos chiens et chats, vous n'en avez pas gardé la trace ?
 - Je n'ai fait que ça ! J'avais des milliers de bandes magnétiques. Pour moi, les années 90, 80, 70, 60, ne furent qu'une longue série d'aboiements, de miaulements, de pépiements. Depuis la mort de Louis, mes seuls repères sont mes animaux. Je compte par bête, pas par année. C'est une bonne femme qui nous trouvait des chiens perdus. Elle avait un refuge à Viroflay, j'y allais avec Louis, ou bien seule, par le pavé des Gardes, tout en haut.
 Quelquefois, on prenait un éclopé en fin de course qui nous claquait dans les doigts au bout d'une semaine, d'autres duraient plus longtemps. C'était toujours les pires qu'on adoptait. Ce que Louis a pu pleurer ! Je l'ai vu veiller une chienne à l'agonie, il lui tenait la patte toute la nuit dans sa main gauche, et de l'autre il continuait à écrire.
 François en a compté cinquante-deux depuis Bébert 1er, de Korsor à Meudon : des chats comme Tête de Choux, Sarah, Mouche, Tomine, Flûte, Neutron Proton, Billy, des chiens comme Bessie, Bonzo, Agar, Madame Dubois, Frieda, Ingeborg, Polka, Jasmin, Delphine, Le Vieux Tom, Tom, Trao, Wolf, Flora, Balou, Cricri, Gigi, Moune... Tous enterrés dans le jardin. J'en oublie certainement, jusqu'à ces trois voyous-là...

 - Sans compter les perruches, Lucie...
 - C'était pas des perruches, c'était des personnatas et des agapornis, je les foutais tous dans la même cage. Y en avait qu'un qui avait sa cage à lui, c'était Toto, les autres étaient soixante à hurler. J'avais des tisserins qui volaient où ils voulaient dans toute la maison. Ça foutait des plumes partout. Quand je ne m'occupais pas assez d'eux, ils rouspétaient. Un jour, un tout petit est venu me voir dans la salle de bains. Je lisais le journal dans ma baignoire, il a transpercé Le Figaro avec son bec !
 - Je n'ai jamais rencontré une femme qui aime autant les oiseaux.
 - Mon préféré, c'était Oswald, mon harz...
 - Oswald ? Harz ?
 - Vous ne connaissez pas les " harz " ? Ce sont des petits serins spéciaux qu'on ne trouve qu'en Forêt-Noire. Ils ne mangent que de la pomme de terre. Chaque savetier, là-bas, en a un, il le met dans une cage au-dessus de lui pendant qu'il fabrique ses sabots : le harz chante les airs du coin. Le mien improvisait des mélodies à lui : Oswald était un artiste. Je l'écoutais pendant des heures. Il était rouge sang. Un matin, un plombier me l'a volé.

 - Un singe, vous n'en avez jamais eu envie d'un ici ?
 - Oh, si ! Michel Simon me parlait toujours de sa guenon. Vous savez, celle qui ressemblait à Arletty... Qu'est-ce qu'ils s'entendaient bien tous les deux ! Quelle intelligence ! Il est venu souvent ici après la mort de Louis. Il parlait très bien de Céline et moi il me comprenait, il lançait toujours des réflexions sensibles sur ma danse : il s'y connaissait, il avait été acrobate ! Il jouait avec les chiens, la tortue " Petite Maman ", les petits lapins de Mireille...
 - Mireille ?
 - Leur mère ! Une lapine toute noire. Elle m'a fait cinq petits : Peter, Flopsy, Mupsy, Cotton Tail et Mister Mac Gregor... J'ai eu une poule aussi : tous les matins, elle me faisait un œuf dans le bidet de Céline !... 
 - Vous êtes Noée, Lucie...
 - Quelquefois, j'aimerais bien un petit déluge... Qu'elle vogue un peu mon arche ! C'est pas rigolo de rester toujours là.
 (Nabe, Lucette, Gallimard, Folio, juillet 2012, p. 73).

 


 

 

 

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                  LE POULET.

  Après avoir décrit à pas mous quelques cercles dans la brousse je dus rentrer m'abattre et me taire, à cause du soleil. Toujours lui. Tout se tait, tout a peur de brûler sur les midi, il s'en faut d'ailleurs d'un rien, herbes, bêtes et hommes, chauds à point. C'est l'apoplexie méridienne.
 Mon poulet, mon seul, la redoutait aussi cette heure-là, il rentrait avec moi lui, l'unique, légué par Robinson. Il a vécu comme ça avec moi pendant trois semaines, le poulet, promenant, me suivant comme un chien, gloussant à tout propos, apercevant des serpents partout.
 
  Un jour de très grand ennui, je l'ai mangé. Il n'avait aucun goût, sa chair déteinte au soleil aussi comme un calicot. C'est peut-être lui qui m'a rendu si malade. Enfin, toujours est-il que le lendemain de ce repas je ne pouvais plus me lever. Vers midi, gâteux, je me suis traîné vers la petite boîte aux médicaments. Il n'y avait plus dedans que de la teinture d'iode et puis un plan du Nord-Sud.
 (Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Livre de Poche, 1952, p. 173).

 
 

 

 

 

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                   PITIE POUR LES CHATS.

   Plus peut-être que sa santé, plus peut-être que sa crainte, les bêtes, de toutes leurs forces de douceur et de tendresse, le clouent à Körsor. Il y avait Bébert, le chat de Le Vigan, Bébert traîné dans une valise depuis Paris jusqu'au Danemark, en passant par les routes d'Allemagne.

 Bébert est toujours là. Bien vieux, bien atteint, lui aussi. Et jaloux férocement de tous les autres, par droit d'amour et de priorité. Les autres, tous les chats errants dans les bois de Körsor, sont venus se réfugier un à un dans la maison qu'on leur ouvrait.

  Il y a Nana, Tête de chou, Haricot, Sarah, Brouette, Proton et Neutron (deux jumeaux), Pollux, Valbi... Il y a tous les sans-nom qui chassent le jour et arrivent le soir, fourbus, sûrs de trouver un gîte et une pâtée. Une vingtaine.
  Partir, c'est les condamner à mort.

  Et puis il y a Bessie une magnifique chienne qu'ils ont trouvée toute petite, à demi-morte, enfermée dans une vieille caisse on ne sait à la suite de quelle aventure maternelle. Elle dort aux pieds de son maître.
  Elle ne bouge plus. Lui pas davantage. Leur commun voyage au bout de la nuit se poursuit dans l'ombre d'une petite chambre glacée dont les murs suintent.

  Et l'on peut lire dans Le Voyage :
 " J'pense plus à rien. J'pense qu'à pas crever. Ça suffit. J'me dis qu'un jour de gagné c'est toujours un jour de plus... "
 (Les Cahiers  de la NRF, Céline et l'actualité, 1933-1961, Propos recueillis par Lucienne Mornay, Radar n° 56, p. 327).
 

 

 

 

 

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                       LES CHIENS ?...

  " Vers l'âge de dix-sept ans, mon rêve de devenir danseuse s'envolait. Mon père s'opposant vigoureusement à ce que je néglige mes études, m'obligea à réduire mes heures de cours chez Lucette. les circonstances le servirent, car la salle de danse disparut dans l'incendie de 68.
  Le soir de cette catastrophe, vers 22 heures, j'étais au lit, au bord du sommeil, quand j'entendis de forts crépitements. Des lueurs rougeâtres transperçaient les rideaux de ma chambre. Je me levai pour voir et je fus terrifiée : la maison de Lucette brûlait.

  Je vous passe mes états d'âme pour décrire brièvement la suite : l'intervention des pompiers, les papiers calcinés, éparpillés dans le jardin inondé, les chiens affolés, l'un d'eux périt asphyxié dans la cave , les pompiers n'arrivant pas à le faire sortir. Lucette n'apprit la mort du chien que le lendemain.

 Une heure après, vers 23 heures, Lucette arriva avec son chat dans les bras ; celui-ci avait une patte en écharpe. Elle revenait de Montreuil, de chez Pomery, l'ami vétérinaire. En voyant les dégâts elle en réalisa rapidement l'ampleur, puis avec vivacité, douloureusement, elle nous dit :
 - Les chiens ?

 Rassurée sur leur sort, elle contempla sa maison sans laisser voir trop d'émotion. Elle regardait les dernières fumées, d'un air las, très triste, et puis sans transition, à mes parents sidérés, elle se mit à raconter sa soirée, l'accident du pauvre animal. Sa course avec le blessé jusqu'à Montreuil. Son affolement, son inquiétude à l'idée de le perdre. Pauvre chat, pauvre petite chose. Elle était encore bouleversée, toute chavirée...
 C'est ça Lucette : notre Lucette.

  Elle passa la nuit chez nous et dormit dans une chemise de nuit prêtée par ma mère qui, le lendemain, s'apercevant que cette chemise avait une énorme déchirure au coude, ne s'en consola jamais.
 (Serge Perrault, Route des gardes : les voisins d'à côté, Autour de Céline 3, Le Lérot rêveur n° 57, Du lérot éditeur, 1994, p. 40).

 


 

 

 

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                 CHARMEURS D'OISEAUX.

   Cette allée est vraiment tranquille... mais tiens !... Lili voit mieux que moi... c'est rien... là-bas dans les herbes, un oiseau... mais pas un oiseau habituel... un oiseau je dirais " de collection " de Jardin des Plantes... un oiseau grosseur d'un canard, mais mi-rose, mi-noir... et ébouriffé ! je dirais les plumes en bataille... je regarde plus loin ... un autre ! celui-là je le connais !... c'est moi qui l'ai vu le premier !... un ibis...drôle de piaf ici... et une " aigrette " !... celle-là sûrement pas du Danemark !... un paon maintenant... ils viennent exprès !... et un " oiseau - lyre "... c'est à manger qu'ils voudraient... l'endroit est pas bien nourrissant, ruines, ronces, cailloux... encore un autre !... cette fois un toucan... on les a presque à trois... quatre mètres... ils seraient familiers si on avait à leur donner, mais vraiment on n'a rien... là je dis à Lili " ferme bien le sac, qu'il sorte pas la tête ! "... je pense à Bébert... comme ça entourés d'oiseaux si il venait quelqu'un il se demanderait ce qu'on leur fait, si des fois nous ne sommes pas charmeurs... charmeurs d'oiseaux...
 - Allons-nous-en !

 Je crois que pour nous tout est dangereux... ces oiseaux, je suis sûr sont en " rupture de volières "... ils doivent venir comme nous d'en bas, de " zoos " en Allemagne, bombardés... en tout cas, mes cannes !... et un grand effort et debout !... et au tramway !... je vous ai dit, au " terminus "... d'où nous sommes venus... on va se retrouver...
 (Rigodon, Folio, octobre 1988, p. 303).

 

 

 


 

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                   LA PATTE DE PIRAM.

  C'est vrai, et Piram ! Il geint, il chiale un petit peu Piram... il est appuyé contre moi, sa patte droite en l'air... la patte avant... Il se rend compte... oh il est pas idiot Piram... il se rend compte là que je suis médecin. Allez ! Allez ! qu'il a l'air comme ça... je comprends moi son expression... Faites-moi quelque chose à ma patte... Il me la lève... il me la donne quoi.
 - Oui, Piram, oui.
 Je repalpe sa patte. Elle a encore gonflé un peu. Je lui effleure doucement... je lui cherche la fracture, le trait... Oh ! je suis très doux à la palpation... C'est là, je l'ai le trait. La môme elle reste vautrée à la renverse, elle m'obéit pas.
 - J'ai sommeil Docteur.
 - Je vais te faire sommeil cocotte !
 Elle voit que je vais pas rire.
 - Cherche-moi des pinceaux.
  Pour qu'elle se relève.
 - Je vais faire une attelle à ton clebs.
 Je lui montre les pinceaux. Y en a plein un pot par terre, une sorte de vase à long col... je veux qu'elle y aille, qu'elle m'obéisse...
 - Passe-moi les pinceaux. Tu vas tenir Piram.
 - Comment le tenir ?
 - Sur le sofa là sur le dos... la patte en l'air.
 Je fais monter Piram... il veut bien... Je le couche le flanc bien douillet... là... Ça va pas être très scientifique... ce sera une méchante réduction... faudrait l'endormir... Enfin là je vais empêcher que ça bouge... je vais pas la réduire... je vais fixer deux bouts de pinceaux en attelle... il clopinera sur trois pattes... ce sera mieux que ce pauvre membre tordu. C'est une fracture en bois mort... c'est pas une fracture ouverte... c'est le contre-choc de quelque chose... c'est pas un éclat d'obus, l'éclat serait rentré, coupé tout... ça serait une plaie. Pas de plaie [mot ill.] l'hématome. Là sur le flanc il se méfie pas Piram. Il geint, il geint.
 - Tiens-le bien !
 (Maudits soupirs pour une autre fois, L'Imaginaire, Gallimard, avril 2007, p.253).


 

 


 

 

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                  TOTO DANS L'INCENDIE.

 Dans la nuit du 23 au 24 mai 1968, vers 23 heures, le feu se déclara dans ce qui fut le bureau de Céline à Meudon, puis gagna les autres pièces, dévorant meubles, souvenirs et manuscrits. A minuit le pavillon principal n'était plus qu'une carcasse aveugle.
  On imagine le récit que Louis-Ferdinand Céline aurait fait de cette catastrophe " célinienne " ; quelle fresque il aurait brossée ! Quelle fin pour Rigodon ! Lui qui n'avait plus la force de s'attacher aux choses et qui n'ambitionnait plus que la fosse commune !

  Mais à quelques pas des décombres la cage des oiseaux était intacte et Toto bien vivant. Il est désormais le maître de ces ruines, perroquet témoin, gardien de fantômes, il attend les Chinois dans ce décor de Grand Guignol.
 (François Gibault, Préface de Rigodon).  

 

 

 

 

 

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          JAMAIS VU AUTANT D'OISEAUX.

 A Skovly et à Fanehuset (1), il y avait électricité, eau et sanitaires. Pour la cuisine, c'était plutôt primitif. A Fanehuset : des plaques chauffantes. Mais à Skovly, une bonne vieille cuisinière ronflant à souhait. Le boulanger passait deux fois par semaine. Les Destouches achetaient dix miches de pain. Peut-être une ou deux fois pour eux, le reste étant coupé et mis dans des paniers accrochés à une corde tendue entre deux arbres.

  Alors, toutes sortes d'oiseaux accouraient dont beaucoup étaient inconnues aux autres habitants du lieu. Jamais, ni avant ni après, on n'a vu autant d'oiseaux, et de toutes les tailles et de toutes les couleurs, à Klarskovgaard que du temps de Céline et de Lucette !

 
(1) Vieille chaumière datant de 1828, Skovly était l'une des maisons du domaine de Korsor occupée l'hiver par le couple Destouches. Fanehuset, " la maison du drapeau " date de 1647 et était occupée l'été.
 

 (Erna Rasmussen,Témoignage recueilli par Eric Mazet et Pierre Pécastaing, Images d'exil, Du Lérot et La Sirène, 2004, in D'un Céline l'autre, D. Alliot, 2011, p.856).

                                                                                                               ***

 Car on connaît Bébert, les chiennes et les chats, mais ce soin qu'il avait des petites bêtes ? Deux soucoupes de lait devant la maison pour nourrir les hérissons - une bestiole bien à l'image de l'hôte de ces bois, inabordable aux caresses et pourtant si tendre à l'intérieur. Et les oiseaux ?... Céline et Lucette, la providence des moineaux, des pies, des freux et des mouettes ! Voilà un aspect de leur vie à revendre, et bien " tendance " ma foi dans la " communication " du moment ! Céline écolo !...

  Ils avaient donc tendu des cordages par amour, entre les arbres de Skovly, pour y accrocher des paniers pleins de miettes et de graines. Dix miches de pain par semaine qu'il prenaient au boulanger en tournée. Et pas que du pain, de la viande aussi !... Ça s'était dit chez les volatiles, répercuté en sifflet dans la forêt domaniale - les chers duveteux accouraient de partout au festin. " On vit à Korsor, pendant les années Céline, un nombre incalculable d'oiseaux de toutes sortes ", disent les auteurs. Mince alors ! Des espèces " dont beaucoup étaient inconnues aux autres habitants du lieu ". 

  Le mot avait fait le tour des îles, sans doute, et même très loin : des aigles venaient chercher pitance, de grands rapaces de Norvège qui se sédentarisaient pour profiter de la bidoche offerte... C'est tout de même un touchant exploit ; ce côté Saint-François d'Assise devrait plaire aux écoliers d'à présent : même Hugo, joyeux grand-père, n'a jamais fait une chose pareille...
 (Claude Duneton préface, in Images d'Exil, L.F.Céline 1945-1951, E. Mazet et P. Pécastaing, Du Lérot, 2004).

                                                                                                                                    ***

 
" Je suis resté quatre jours auprès d'eux... Et il faisait un froid... En arrivant auprès de leur maison, je les vois tous deux devant la porte. Lucette saute à la corde comme un boxeur à l'entraînement, et Ferdinand fait tourner la corde dont l'extrémité est fixée au mur. Lucette est en survêtement, élégante et musclée, Ferdinand enseveli dans ses laines, sous sa houppelande.
 (...) Dans la soirée, il lui arrive de rester un long moment silencieux ou bien il médite à voix haute... " Ici j'ai le temps de réfléchir... " Quelques instants plus tard, les animaux vont rentrer en scène pour le repas du soir... La chienne Bessy... les deux danois... Et Bébert le patron à qui un grognement suffit pour que la piétaille des chatons cesse de crier et de faire des galipettes... Ferdinand observe ce petit monde en souriant. Devant la porte de la maison, il y a des perchoirs pour recevoir les oiseaux. Et lorsque la nuit tombe, deux hérissons viennent boire le lait dans la soucoupe placée pour eux au bas de la haie. " J'ai le cirque... la danseuse... et les animaux savants... "
 (Pierre Monnier, décembre 1949, in Images d'Exil, E. Mazet et P. Pécastaing, Du Lérot, 2004, p.148).  

 


 

 

 

 

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               LES PUCES ET LE GOELAND.

  A l'envoûtement de la baie d'émeraude personne échappe !... souveraine ivresse !... climat ! coloris !... violence de la mer !... mais la vengeance c'est les puces !... trois jours de plage vous tournez cloques, vous vivez plus ! J'ai un ami, tenez, Rebelle, le Prince Rebelle ! Je peux vous dire que j'ai jamais vu une aussi jolie bonbonnière que son appartement de vacances... quatre pièces de style, pur style Empire ! marine Empire ! et comme enchâssé dans le rempart !... il donnait sur le Fort National... tout à son regard : la Rance... l'horizon... Saint-Cast... Fréhel !...

 Mais il se labourait tellement ! des puces !... les flancs, les mollets, l'entrecuisse, qu'il a fini en abcès ! de pas vouloir quitter sa vue !... des abcès de plus en plus graves... les gens riaient de le rencontrer... la façon qu'il se grattait ! hardi ! Ah mais sans lâcher son monocle... la dignité ! l'allure quand même !... en montant descendant la rue, la seule, " Saint-Vincent "... et finalement il est mort au mois de septembre à l'équinoxe... de septicémie... de ses plaies... Je lui disais :
- Allez-vous-en Prince !
- Je les sens plus !...
 Les puces l'ont eu ! Le Prince était infesté certes, mais toutes les créatures pareil ! et les oiseaux donc ! je voyais un goéland se gratter sur la longue cime des hangars, là sous nos fenêtres, des heures et des heures !... le noble volatile ! et de l'autre côté du Casino ! il faisait les cent pas comme Rebelle, les cent pattes... il partait plus du tout pêcher... il fonçait sur des bouts de poisson, des restes des cageots, les ordures... un goéland à la retraite en somme... à la nuit on le voyait regrimper, très très péniblement... il juchait dans une fausse fenêtre dans un trompe-l'œil du Casino !... tout au faîte... il dormait là...

 Je pense à la bouzillerie totale ! aux derniers jours, aux phosphores !... C'était pas une bête à s'enfuir... il a sûrement fini là, tel quel... il aurait fallu un phénix !... pensez phénix !... plus rien maintenant est phénix... Saint-Malo non plus !... ni Todt qu'avait tout préparé ! Ah c'est d'une tristesse d'épisode !... Je vais vous renfrogner... faut pas !...
 (Féerie pour une autre fois, folio, 1992, p.97).

 

 

 


 

 

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          BEBERT ET LES AUTRES A MEUDON.

 C'est un point fixe, Meudon, un point d'arrivée : la fin du voyage de Bébert, le bout de sa nuit. Et comme le rayon des animaux de La Samaritaine, d'autres animaux y clament aujourd'hui son absence : un chat, Billy Budd, ; un perroquet, Toto ; des chiens, Polka, Gigi, Moune et Totom ; et deux rossignols, deux serins, un bâtard de serin et de chardonneret aux noms indéterminés. Mais c'est pourtant dans ce pavillon du 25 route des Gardes qu'il est possible enfin de rejoindre - de le rejoindre dans sa mort qu'il finit par trouver ici.

  On n'imagine guère le chat vivant dans ce décor. D'autres aventures, d'autres horizons lui appartiennent en premier lieu : les forêts danoises, les plaines du Brandebourg, les faubourgs de Sigmaringen, les escaliers de Montmartre ou les jardins ordonnés de Baden-Baden.
  Toutefois, c'est bien de Meudon que s'échappent toutes rêveries sur Bébert, car c'est ici qu'il a connu sa deuxième naissance et sa deuxième vie au cœur de ces romans - D'un château l'autre, Nord et Rigodon - que Céline y écrivit entre 1951 et 1961. C'est à partir de Meudon qu'il faut évoquer le chat, comme pour fuir cette image désolante d'un animal agonisant, à bout de souffle et d'espérance, édenté et sans appétit, épuisé par son cancer généralisé, et qui s'éteint au début de l'hiver 1952. Au fond le séjour de Bébert à Meudon rend si peu compte de sa vie, que l'on a le désir d'oublier cette course-poursuite enfin victorieuse, et de se retourner, de s'adosser au pavillon de deux étages qui se dresse au flanc du Bas-Meudon, face à l'île Seguin, pour mieux surprendre le chat le long de son voyage. Un voyage utile car il " fait travailler l'imagination ". Tout le reste, oui, n'étant pour lui et pour nous que déception et fatigue... Céline l'avait déjà dit.

 [...] Les autres animaux, même s'ils ont été ramenés du Nord, appartiennent sans conteste, eux, à l'entourage de Céline écrivain, et ils n'appartiennent qu'à lui. Certains sont nommés parfois au moment où le roman s'élabore (essentiellement dans D'un château l'autre et Nord) comme contrepoint à l'action qui perce, de façon tout d'abord fragmentaire et incertaine, la résistance de la mémoire et du présent. Mais jamais ils ne deviennent les protagonistes de l'action.

  Thomine, la chatte bien fidèle et affectueuse, aimait tant sa maîtresse qu'elle en rendait Céline jaloux. Le couple l'avait perdue à Meudon, dans les premiers jours qui avaient suivi son retour en France. Mais la chatte avait eu le temps de repérer les lieux. Plusieurs mois après, la belle-mère de Céline l'avait retrouvée à sa porte et expédiée route des Gardes, par la poste !
  Flûte, le chat au pelage gris, était plus discret, ramassé dans son élégance et sa compréhension secrète des choses.
  Et que dire de Bessy, la chienne admirable, nostalgique parfois de ses forêts danoises ?

 Il y a aussi l'achat du perroquet Toto, à La Samaritaine toujours. [...] Toto est toujours là, un peu plus déplumé sans doute et plus sage. Il a survécu à un incendie. Il ne parle guère maintenant ni ne chante comme du temps de son maître les mélodies des Steppes de l'Asie Centrale de Borodine.
 Durant ce temps, le chat Billy Budd passe de la maison au jardin avec une insolente majesté. Tout noir, les yeux vert pâle, il ne se dérobe pas aux caresses, mais son inertie l'éloigne des visiteurs et des amis. Parfois il les agrippe à l'entrée, caché derrière la porte d'accès à la cave, il s'amuse à les accrocher d'un coup de patte éclair. Mais si l'on se prête au jeu, aussitôt il s'en retire. Il part dans la cuisine renifler et dévorer sans vergogne les assiettes des chiens, ou bien il file dehors. Billy Budd se cache des heures entières - des nuits - derrière les lauriers, les buis, les troncs des platanes et des sapins qui bordent la propriété. Nul ne sait où il se terre.

 Polka, c'est l'affreux corniaud, le chien de concierge si quelconque et si laid qu'il finit par inspirer une paradoxale tendresse. Il est borgne mais s'en soucie peu. Une seule passion l'anime : manger. C'est un tube digestif sur pattes. Il mangerait à en crever. Il ne mord pas, il ne mâche pas, il enfourne. Et chaque semaine ou presque, il s'étrangle, il étouffe. Lucette doit lui extirper de la gorge des os de poulet ou de mouton.
 Totom, le berger allemand, avance lentement. Il est vieux maintenant, et triste. Il devenait imprévisible et mordait parfois sans raison. Il vient d'être castré. Il a grossi et il s'ennuie. On dirait qu'il attend la mort.
  Gigi étonne par sa timidité. Elle ne supporte pas de croiser le regard des gens, par peur sans doute d'y lire la cruauté ou l'indifférence. Elle est grande et mince, avec d'immenses oreilles mobiles dressées comme des pavillons. C'est un bâtard de groenendael auquel elle a emprunté sa belle silhouette familière et son pelage noir et dur. Un rien l'effraie. Elle frémit, elle aspire aux caresses et s'en défend. Elle se réfugie auprès de sa maîtresse.

 Sa fille, Moune, n'a pas de ces pudeurs. A quelques mois, elle aboie déjà avec insolence, redoute les visiteurs inconnus mais s'impose sans remords auprès des amis et des connaissances. Elle leur saute sur les genoux, réclame une part de brioche ou une tranche de rosbif, et s'impatiente si elle n'obtient pas tout de suite satisfaction.
  Cette animation un peu folle marque aujourd'hui le pavillon de Meudon. Bientôt Totom disparaîtra, puis Billy puis Polka, Toto peut-être... Ils redeviendront fantômes, souvenirs. Enterrés derrière la maison. Et Lucette plantera sur leurs tombes un buisson d'aubépines. Comme pour Thomine, Flûte et les autres...

 [...] Le bâton peint en rouge et blanc qui a marqué un moment l'emplacement de la tombe de Bébert a depuis longtemps disparu. La colline de Bellevue monte derrière la maison jusqu'à un immense cèdre du Liban qui se détache sur sa crête. Bébert n'est nulle part. A l'ombre du cèdre peut-être... Ou à la dérive sur le fleuve... Les autres animaux sont là, bien tangibles, pour fixer l'attention, l'émotion. 
  Mais Bébert, lui, s'est échappé. Solitaire de son maître et silencieux pour toujours. Et comme pour son maître encore, c'est désormais dans les livres qu'il faut le retrouver et le reconnaître.
         Paris, janvier-mai 1976.
 (Frédéric Vitoux, Bébert, Le chat de Louis-Ferdinand Céline, Les Cahiers Rouges, Grasset, avril 1994)

 

 

 

 

 

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         Le petit fox.

   Et puis je descends l'escalier. Sur le trottoir voilà un petit chien qui boite. Il me suit d'autorité. Tout m'accroche ce soir. C'est un petit fox ce chien-là, un noir et blanc. Il est perdu ça me paraît. C'est ingrat les chômeurs d'en haut. Ils ne me raccompagnent même pas. Je suis sûr qu'ils recommencent à se battre. Je les entends qui gueulent.
 (...) A présent je m'en vais sur la gauche... Sur Colombes, en somme. Le petit chien, il me suit toujours... Après Asnières c'est la Jonction et puis mon cousin. Mais le petit chien boite beaucoup. Il me dévisage.
Ça me dégoûte de le voir traînasser. Faut mieux que je rentre après tout. On est revenu par le Pont Bineux et puis le rebord des usines. Il était pas tout à fait fermé le dispensaire en arrivant... J'ai dit à Madame Hortense : " On va nourrir le petit clebs. Il faut que quelqu'un cherche de la viande... Demain à la première heure on téléphonera... Ils viendront de la " Protectrice " le chercher avec une auto. Ce soir il faudrait l'enfermer. "

  Alors je suis reparti tranquille. Mais c'était un chien trop craintif. Il avait reçu des coups trop durs. La rue c'est méchant. Le lendemain en ouvrant la fenêtre, il a même pas voulu attendre, il a bondi à l'extérieur, il avait peur de nous aussi. Il a cru qu'on l'avait puni. Il comprenait rien aux choses. Il avait plus confiance du tout. C'est terrible dans ces cas-là.
 (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.15).

 

 

 

 

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  Peu après l'ordonnance d'amnistie, le 1er juillet 1951, Céline et Lucette prirent l'avion pour la France. Ils emmenaient avec eux non seulement le chat Bébert, mais aussi la chienne Bessy adoptée à Korsör ainsi que deux chats. 

  En septembre ils s'installèrent dans un pavillon de bas Meudon dont ils venaient de faire l'acquisition, au 25 ter, route des Gardes. Jamais ou presque, le docteur ne sortait de chez lui. Il recevait peu et décourageait ses visiteurs. Entouré de sa meute assez terrifiante de ses chiens molosses : Bessy, Agar, Balou..., vêtu d'un amoncellement incroyable de pull-overs mités enfilés les uns par-dessus les autres, il ne soignait guère que les malades non prévenus se risquant jusqu'à sa porte, ou les voisins trop pauvres pour se payer un médecin en apparence plus rassurant...
 (Frédéric Vitoux, Céline, Les dossiers Belfond, 1987).

 

 

 

 

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       Les pigeons.

 En plus des " cargos " d'imprimeries, j'avais le " Zélé " à la cave, les infinis rafistolages et puis encore nos pigeons dont il fallait que je m'occupe deux, trois fois par jour... Ils restaient ces petits animaux, à longueur de semaine, dans la chambre de bonne, au sixième, sous les lambris... Ils roucoulaient éperdument... Ils s'en faisaient pas une seconde. C'était le dimanche leur travail, pour les ascensions, on les emmenait dans un panier... Courtial soulevait leur couvercle à deux ou trois cents mètres... C'était le " lâcher " fameux... avec des " messages " !... Ils rentraient tous à tire-d'aile... Direction : le Palais-Royal !... On leur laissait la fenêtre ouverte... Ils flânaient jamais en route, ils aimaient pas la campagne ni les grandes vadrouilles... Ils revenaient automatique... Ils aimaient beaucoup leur grenier et " Rrou !... et Rrou !... Trouu !... Rrouu !... " Ils en demandaient pas davantage. Ça ne cessait jamais... Toujours ils étaient rentrés bien avant nous autres. Jamais j'ai connu pigeons aussi peu fervents des voyages, si amoureux d'être tranquilles... Je leur laissais pourtant tout ouvert... Jamais l'idée leur serait venue d'aller faire un tour au jardin... d'aller voir un peu les autres piafs... les autres gros gris roucoulards qui batifolent sur les pelouses... autour des bassins... un peu les statues ! sur Desmoulins !... sur le Totor !... qui lui faisaient des beaux maquillages !... Rien du tout ! Ils frayaient tout juste entre eux... Ils se trouvaient bien dans leur soupente, ils bougeaient que contraints, forcés, tassés en vrac dans leur cageot...

  Ils coûtaient quand même assez cher, à cause de la graine... Il en faut des quantités, ça brûle beaucoup les pigeons... C'est vorace ! on, dirait pas ! A cause de leur température tout à fait élevée normalement, quarante-deux degrés plus quelques dixièmes... Je ramassais soigneusement la crotte... J'en faisais plusieurs petits tas tout le long du mur et puis je laissais tout sécher... Ça nous dédommageait quand même sur leur nourriture... C'était un engrais excellent... Quand j'en avais plein un sac, à peu près deux fois par mois, alors Courtial l'emportait, ça lui servait pour ses cultures... à Montretout sur la colline. Il avait là sa belle maison et puis son grand jardin d'essais... y avait pas un meilleur ferment...

  Je m'entendais tout à fait bien avec les pigeons, ils me rappelaient un peu Jonkind... Je leur ai appris à faire des tours... Comme ça à force de me connaître... Bien sûr, ils me mangeaient dans la main... Mais j'obtenais beaucoup plus fort, qu'ils tiennent tous les douze ensemble perchés sur le manche du balai... J'arrivais ainsi, sans qu'ils bougent, sans qu'un seul veuille s'envoler à les descendre... et les remonter du magasin... C'était vraiment des sédentaires. Au moment de les foutre dans le panier quand il fallait bien qu'on démarre ils devenaient horriblement tristes. Ils roucoulaient plus du tout. Ils rentraient la tête dans les plumes. Ils trouvaient ça abominable.
  (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.417).

 

 

 

 

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           Les asticots.

 Ce fut vraiment impossible de dissimuler très longtemps une telle invasion de vermines... Le champ grouillait, même en surface... La pourriture s'étendait encore... on avait beau émonder, extirper, sarcler, toujours davantage... ça n'y faisait rien du tout... Ça a fini par se savoir dans toute la région... Les péquenots sont revenus fouiner... Ils déterraient nos pommes de terre pour se rendre mieux compte !... Ils ont fait porter au Préfet des échantillons de nos cultures !... avec un rapport des gendarmes sur nos agissements bizarres !... Et même des bourriches entières qu'ils ont expédiées, absolument farcies de larves, jusqu'à Paris, au Directeur du Muséum !... Ça devenait le grand évènement !... D'après les horribles rumeurs, c'est nous qu'étions les fautifs, les originaux créateurs d'une pestilence agricole !... entièrement nouvelle... d'un inouï fléau maraîcher !...

  Par l'effet des ondes intensives, par nos " inductions " maléfiques, par l'agencement infernal des mille réseaux en laiton nous avions corrompu la terre !... provoqué le Génie des larves !... en pleine nature innocente !... Nous venions là de faire naître à Blême-le-Petit, une race tout à fait spéciale d'asticots entièrement vicieux, effroyablement corrosifs, qui s'attaquaient à toutes les semences, à n'importe quelle plante ou racine !... aux arbres même ! aux récoltes ! aux chaumières ! A la structure des sillons ! A tous les produits laitiers !... n'épargnaient
absolument rien !... Corrompant, suçant, dissolvant... Croûtant même le soc des charrues !... Résorbant, digérant la pierre, le silex, aussi bien que le haricot ! Tout sur son passage ! En surface, en profondeur !... Le cadavre ou la pomme de terre !... Tout absolument !... Et prospérant, notons-le, au cœur de l'hiver !... Se fortifiant des froids intenses !... Se propageant à foison, par lourdes myriades !... de plus en plus inassouvibles !... à travers monts ! plaines ! et vallées !... et à la vitesse électrique !... grâce aux effluves de nos machines !... Bientôt tout l'arrondissement ne serait plus autour de Blême qu'un énorme champ tout pourri !... Une tourbe abjecte !... Un vaste cloaque d'asticots !... Un séisme en larves grouilleuses !... Après ça serait le tour de Persant !... et puis celui de Saligons !...

  C'était ça les perspectives !... On pouvait pas encore prédire où et quand ça finirait !... Si jamais on aurait le moyen de circonscrire la catastrophe !... Il fallait d'abord qu'on attende le résultat des analyses !... Ça pouvait très bien se propager à toutes les racines de la France... Bouffer complètement la campagne !... Qu'il reste plus rien que des cailloux sur tout le territoire !... Que nos asticots rendent l'Europe absolument incultivable... Plus qu'un désert de pourriture !... Alors du coup, c'est le cas de le dire, on parlerait de notre grand fléau de Blême-le-Petit... très loin à travers les âges... comme on parle de ceux de la Bible encore aujourd'hui...
 (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.604).

 

 

 

 

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  Sans jouer les Saint-Vincent-de-Paul ou les Münthe, il m'est souvent reproché de faire trop de place aux animaux... C'est un fait !... oui ! oui !... biscottes, lard, chènevis, mourons, " haché ", tout y passe !... chiens, chats, mésanges, piafs, rouges-gorges, hérissons, nous mènent la vie dure ! et les mouettes des toits Renault !... l'hiver... de l'usine en bas... de l'île... nous nous rendons ridicules, soit !... surtout que les uns amènent les autres... hérissons, rouges-gorges, mésanges... surtout l'hiver !... du haut-Meudon... sans nous ça irait plutôt mal, l'hiver... je dis : haut-Meudon... plus loin ! d'Yvelines !... on est le bout de la forêt d'Yvelines, nous... l'extrême pointe... après nous c'est le bois de Boulogne, Billancourt...  Bon     nos bêtes coûtent trop cher... j'admets... le moment de faire gafe ! nous faisons gafe dix fois par semaine ! dix autres oiseaux nous arrivent !
 (D'un château l'autre, Livre de poche, 1968, p.39).
 

 

 

 

 

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            AGAR.

  Donc, je descends chez Mme Niçois... mais je me méfie, je le répète... les gens du quai me sont hostiles... quantités de raisons... patati... patata... la façon que je suis habillé... d'un !... les commentaires des affiches... deux !... ma gratuité, mon " pas de bonne ", " pas de voiture ", boîte à ordures, les commissions, etc. Vraiment je peux descendre qu'à la nuit... je descends par le " sentier des Bœufs " avec un chien... plutôt deux... le " sentier des Bœufs ", passé sept heures c'est rare que vous rencontrez quelqu'un... d'en bas du " sentier des Bœufs " la place ex-Faidherbe, une minute... Mme Niçois... sa maison, juste l'avant-dernière, au second... je suis venu... je case d'abord mon clebs... presque toujours j'emmène Agar... il m'attend, il ronfle... je m'aventurerais pas sans chien... il est pourri de défaut Agar, grogneur, hurleur... et comme emmêleur de sa chaîne !... vous l'avez devant... elle vous tortille entre les jambes !... il est derrière !... vous arrêtez pas d'hurler... " Agar ! Agar !... " vous faillez en fait de compagnie vous étendre, fracturer, cent fois... oui, mais une qualité d'Agar, il fait ami avec personne !... c'est pas le chien social... il s'occupe que de vous !...

   par exemple : chez Mme Niçois, pendant que je la soigne, il est sur le palier dehors, si quelqu'un rôde, je peux être tranquille... même quelqu'un sur le trottoir en face !... Il piquera une de ces fureurs !... comme il est avec ses défauts, c'est le vrai " chien de défense "... pas un " soi-disant "... la Frieda, la chienne à Lili, là-haut, est pire... elle me connaît à peine, elle veut sortir qu'avec Lili... je case donc mon clebs sur le palier, sur le tapis-brosse... allez pas croire que je crains quelque chose, j'ai peur de rien, mais je voudrais pas être abattu, amour-propre sportif, après quinze ans de chasse à courre, par un de ces petits hyènes boutonneux, cocaïnman à tremblote qui se verrait sa plaque à son nom : " Icy, Lydoirzeff abattit... " La gloire !...
 (D'un château l'autre, Poche, 1968, p.93).

 

 

 

 

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       DODARD.

  Je recule en remontant... d'un coup je recule plus ! rrouah ! rrouah ! un de ces grognements ! là contre moi ! pas un écho ! une rage ! un chien !... oh ! pas Agar !... non !... un autre !... je regarde : Frieda !... Frieda qui farfouille... la chienne à Lili... la chienne vraiment fouineuse hargneuse, elle en a après quelque chose... dans le fourré...
  " Ah ! te voilà ! "
Lili me cherchait.
 " C'est pas après moi que ta chienne grogne ? " Elle me répond pas... c'est elle qui me demande.
 " Où étais-tu ?
 - Chez Mme Niçois ! tu le sais bien !
 - Si longtemps ? "
 Je m'arrête de reculer... nous sommes déjà presque chez nous... je crie tout de même...
 " Crougnats !... colibris !... fauvettes !... "
 Vers en bas... vers la berge !... je tiens au dernier mot... mais cette sacristi de Frieda hargne... râle... arrête pas !...
  " Après quoi elle grogne ? 

 - Après Dodard !...
 - Dodard !... Dodard !...
 - Elle va le retrouver tu crois ? "
 

 C'est notre hérisson, Dodard... vraiment un gentil animal... mais carapateur ! il tient pas en place !... et que je te trotte !... mille pattes !... vous l'avez partout !... un trou !... sous une branche !... une autre !... c'est Frieda la retrouveuse de tout... Dodard doit être sous une racine... Frieda va retourner le jardin !
 Les autres, en bas, funeste équipage, se tiennent pas pour dit ! caboches qu'ils sont !
 " Glaïeuls ! " Ils m'hurlent... ils m'appellent...
 " Fais taire Frieda !... elle le retrouvera pas ! "
 Frieda fouine creuse sous un fusain...
 (...) Un de ces aboiements ! ouah ! ouah ! ah ! ça c'est Agar ! l'Agar s'y met ! Frieda avec ! et en même temps !...
 " Ils l'ont retrouvé ! il est là ! " Lili la joie ! Dodard retrouvé !
 " Tu retourneras demain ! " Elle insiste.
 " Il est là !... tiens !... ils l'ont ! " Oui, c'est Dodard, elle le ramasse... il sort pas ses piques, il nous connaît... Lili le prend... bon !... on remonte... on l'emporte...
 (D'un château l'autre, Livre de poche, 1968, p.130).

 

 

 

 

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      BESSY

 Le même mystère avec Bessy, ma chienne, plus tard, dans les bois, au Danemark... elle foutait le camp... je l'appelais... vas-y !... elle entendait pas !... elle était en fugue... et c'est tout !... elle passait, nous frôlait tout contre... dix fois !... vingt fois !... une flèche !... et à la charge autour des arbres !... si vite vous lui voyiez plus les pattes ! bolide ! ce qu'elle pouvait de vitesse !... je pouvais l'appeler ! j'existais plus !... pourtant une chienne que j'adorais... et elle aussi... je crois qu'elle m'aimait... mais sa vie animale d'abord ! pendant deux... trois heures... je comptais plus... elle était en fugue, en furie dans le monde animal, à travers futaies, prairies, lapins, biches, canards... elle me revenait les pattes en sang, affectueuse... elle est morte ici à Meudon, Bessy, elle est enterrée là, tout contre, dans le jardin, je vois le tertre... elle a bien souffert pour mourir... je crois, d'un cancer... elle a voulu mourir que là, dehors... je lui tenais la tête... je l'ai embrassée jusqu'au bout... c'était vraiment la bête splendide... une joie de la regarder... une joie à vibrer... comme elle était belle !... pas un défaut... pelage, carrure, aplomb... oh ! rien n'approche dans les Concours !...

 (...) A Meudon, Bessy, je le voyais, regrettait le Danemark... rien à fuguer à Meudon !... pas une biche !... peut-être un lapin ?... peut-être !... je l'ai emmenée dans le bois de Saint-Cloud... qu'elle poupole un peu... elle a reniflé... zigzagué... elle est revenue presque tout de suite... deux minutes... rien à pister dans le bois de Saint-Cloud !... elle a continué la promenade avec nous, mais toute triste... c'était la chienne très robuste !... on l'avait eue très malheureuse là-haut... vraiment la vie très atroce... des froids - 25°... et sans niche !... pas pendant des jours... des mois !... des années !... la Baltique prise...
 Tout d'un coup, avec nous, très bien !... on lui passait tout !... elle mangeait comme nous !... elle foutait le camp... elle revenait... jamais un reproche... pour ainsi dire dans nos assiettes elle mangeait... plus le monde nous a fait de misères plus il a fallu qu'on la gâte... elle a été !... mais elle a souffert pour mourir... je voulais pas du tout la piquer... lui faire même un petit peu de morphine... elle aurait eu peur de la seringue... je lui avais jamais fait peur... je l'ai eue, au plus mal, bien quinze jours... oh ! elle se plaignait pas, mais je voyais... elle avait plus de force... elle couchait à côté de mon lit... un moment, le matin, elle a voulu aller dehors... je voulais l'allonger sur la paille... juste après l'aube... elle voulait pas comme je l'allongeais... elle a pas voulu... elle voulait être un autre endroit... du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux... elle s'est allongée joliment... elle a commencé à râler... c'était la fin... on me l'avait dit, je le croyais pas... mais c'était vrai, elle était dans le sens du souvenir, d'où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord... la chienne bien fidèle d'une façon, fidèle au bois où elle fuguait, Korsör, là-haut... fidèle aussi à la vie atroce... les bois de Meudon lui disaient rien...

 elle est morte sur deux... trois petits râles... oh, très discrets... sans du tout se plaindre... ainsi dire... et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue... mais sur le côté, abattue, finie... le nez vers ses forêts à fugue, là-haut d'où elle venait, où elle avait souffert... Dieu sait !
 Oh ! j'ai vu bien des agonies... ici... là... partout... mais de loin pas des si belles, discrètes... fidèles... ce qui nuit dans l'agonie des hommes c'est le tralala... l'homme est toujours quand même en scène... le plus simple...
 (D'un château l'autre, Poche, 1968, p.174).

 

 

 

 

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        Les  ondes.

  J'allais être encore seul... Lili devait aller à Paris... elle me laissait jamais longtemps seul... il fallait, évidemment !... les commissions... ceci... cela... pour les élèves !... surtout les élèves !... ce qu'elles peuvent user les élèves !... à pas croire !... les chaussons !... donc Lili s'en va !... je reste avec les chiens... je peux pas dire que je suis vraiment seul... les chiens me préviennent... ils me préviendront du facteur, encore à quatre kilomètres ! de Lili, encore à la gare... ils savent quand elle descend du train... jamais d'erreur ! j'ai toujours cherché à savoir comment ils savaient ? ils savent, c'est tout !... nous on se tape la tête dans les murs, on est idiots mathématiques... Einstein saurait pas non plus si Lili arrive... Newton non plus... Pascal non plus... tous sourds aveugles bornés sacs... le Flûte sait aussi ! mon chat Flûte... il ira au-devant de Lili, il prendra la route... comme ça, averti... quand il bougera, je ferai attention... pour le moment, rien !... d'abord ses oreilles !... je saurai bien à temps !... un kilomètre de la gare, au moins !... tout est par ondes... les chiens aussi ont des ondes... mais moins subtiles que celles de Flûte...

  encore plus subtiles que celles de Flûte, celles des oiseaux !... eux alors à quinze kilomètres ils repèrent, ils savent ! les rois des ondes, les oiseaux !... les mésanges surtout !... quand je les verrai s'envoler... quand Flûte se mettra en route... Lili sera presque à Bellevue !... j'attacherai les chiens... parce qu'eux ce qu'est terrible, c'est de les laisser former meute !... alors, vos oreilles ! vous les entendez à Grenelle !... mais c'est pas encore !... je peux encore un peu réfléchir... c'est là que vous vous voyez vieillard, vous dormez jamais réellement, mais vous vivez plus vraiment, vous somnolez tout... même inquiet, vous somnolez... c'est le cas, attendant Lili...
 (D'un château l'autre, Poche, 1968, p.436).

                                                              

 

 

 

   

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