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DÉLIRES

 

 

 

 - " Il faut que j'entre dans le délire, que je touche au plan Shakespeare car je suis incapable de construire une histoire avec l'esprit logique des Français. "
      
(Robert de St Jean, Cahiers Céline 1, p. 51).

 - " C'est l'âge aussi qui vient peut-être, le traître, et nous menace du pire. On n'a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu'on n'a plus en soi la somme suffisante de délire ?
 La vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas. La vérité de ce monde c'est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n'ai jamais pu me tuer moi. "
 
  (Voyage au bout de la nuit, Poche, 1968, p.202).

 

 

 

           Vie supportable que transformée en délires...

 Romans, guignol, cirque, films, théâtre, opérettes, Céline en avait plein la tête. Seule la médecine le ramenait à la réalité. Sorti du dispensaire, Destouches redevenait Céline. La vie n'était supportable que transformée en mythes, légendes, musiques, délires. Combien de fois le mot " délire " ou ses synonymes apparaissent sous sa plume ! Dès le 25 mai 1916, en route pour le Cameroun, il écrit à Simone Saintu en se lançant dans un délire dont les sonorités, et la cadence montrent le plaisir d'écrire : " Je vois par-ci par-là errer des requins, quelques baleines, une foule de poissons volants, des nègres, le tout sur fond vert - sautant, vaguant, roulant, valsant au son d'un piston de machinerie que j'entendrai encore au Jugement Dernier et par raffinement futuriste quelques renards par-ci par-là. " (Lettres, 16-9)
 Le 20 décembre 1929 à Joseph Garcin : " Vous avez l'enthousiasme et toutes ces aventures qui alimentent mon délire. Vous connaissez mon projet. "
 Le 21 mars 1930, au même Garcin : " Vous le savez j'écris un roman, quelques expériences personnelles qui doivent tenir sur le papier, la part de folie, la difficulté aussi, labeur énorme... "
 Le 4 août 1930, à Garcin encore : " Connaissez-vous les travaux de Freud ? [...] Tout ceci alimente mon délire, et le jeu est à la mode - Il faut jouer, ou se taire une fois  pour toutes. "
 En avril 1931, toujours à Joseph Garcin : " Oui Mahé est un grand connaisseur de collégiennes en cavale. [...] Ensemble nous encourageons les danseuses, entrée des artistes. Quelles grâces, et envols et fines ondes. Nous travaillons pour le délire - consommation sans doute mais vous le savez, j'aime les filles saines et délivrées et un peu lesbiennes, alors je me régale. Au théâtre, je me cache derrière le rideau, il faut pour l'orchestre toutes ses artères, et l'âge est là inexorable. " (Lettres, 31-4)

 Dans Voyage au bout de la nuit : " A 37 ° tout devient banal. " Comme l'a si bien dit Pol Vandromme, " Céline est un écrivain enfiévré ".
 Le 30 septembre 1932, il écrit à Cillie Ambor : " Je suis en train de me mettre en route pour un nouveau livre et il va falloir pendant quelques années à nouveau sortir de la vie pour tenir cet espèce de délire en élan. " (Lettres, 32-19)
 En décembre 1932, il déclare à Mery Bromberger : " Céline est un loufoque, voilà tout ! Qu'on n'y voie pas des tranches de vie, mais un délire. Et surtout pas de logique. Bardamu n'est pas plus vrai que Pantagruel et Robinson que Picrochole. Ils ne sont pas à la mesure de la réalité. Un délire ! "
 Le 20 février 1933, Robert de Saint-Jean note que lors d'un dîner chez Ramon Fernandez, Bernanos et Vallery-Radot essaient de prouver à Céline que " le délire de ses personnages trahit chez lui une soif de surnaturel. "
 (Eric Mazet, Céline et les femmes, Spécial Céline n° 19, hiver 2016, p. 72).

 

 

 

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               LE STAND DES NATIONS.

 Au fronton de la baraque on lisait son vieux nom en vert et rouge ; c'était la baraque d'un tir : Le Stand des Nations qu'il s'appelait. Plus personne pour le garder non plus. Il tirait peut-être avec les autres propriétaires à présent, avec les clients.
 Comme les petites cibles dans la boutique en avaient reçu des balles ! Toutes criblées de petits points blancs ! Une noce pour la rigolade que ça représentait : au premier rang, en zinc, la mariée avec les fleurs, le cousin, le militaire, le promis, avec une grosse gueule rouge, et puis au deuxième rang des invités encore, qu'on avait dû tuer bien des fois quand elle marchait encore la fête.
 - Je suis sûre que vous devez bien tirer, vous Ferdinand ? Si c'était la fête encore, je ferais un match avec vous !... N'est-ce pas que vous tirez bien Ferdinand ?
 - Non, je ne tire pas très bien...

 Au dernier rang derrière la noce, un autre rang peinturluré, la Mairie avec son drapeau. On devait tirer dans la Mairie aussi quand ça fonctionnait, dans les fenêtres qui s'ouvraient alors d'un coup sec de sonnette, sur le petit drapeau en zinc même on tirait. Et puis sur le régiment qui défilait, en pente, à côté, comme le mien, place Clichy, celui-ci entre les pipes et les petits ballons, sur tout ça on avait tiré tant qu'on avait pu, à présent sur moi on tirait, hier, demain.
 - Sur moi aussi qu'on tire Lola ! que je ne pus m'empêcher de lui crier.
 - Venez ! fit-elle alors... Vous dites des bêtises, Ferdinand, et nous allons attraper froid.

  Nous descendîmes vers Saint-Cloud par la grande allée, la Royale, en évitant la boue, elle me tenait par la main, la sienne était toute petite, mais je ne pouvais plus penser à autre chose qu'à la noce en zinc du Stand de là-haut qu'on avait laissée dans l'ombre de l'allée. J'oubliais même de l'embrasser Lola, c'était plus fort que moi. Je me sentais tout bizarre. C'est même à partir de ce moment-là, je crois, que ma tête est devenue si difficile à tranquilliser avec ses idées dedans.
 Quand nous parvînmes au pont de Saint-Cloud il faisait tout à fait sombre.
 - Ferdinand, voulez-vous dîner chez Duval ? Vous aimez bien Duval, vous... Cela vous changerait les idées... On y rencontre toujours beaucoup de monde... A moins que vous ne préfériez dîner dans ma chambre ? - Elle était bien prévenante, en somme, ce soir-là.
 Nous nous décidâmes finalement pour Duval. Mais à peine étions-nous à table que l'endroit me parut insensé. Tous ces gens assis en rang autour de nous me donnaient l'impression d'attendre eux aussi que des balles les assaillent de partout pendant qu'ils bouffaient.

 - Allez-vous en tous ! que je les ai prévenus. Foutez le camp ! On va tirer ! Vous tuer ! Nous tuer tous !
 On m'a ramené à l'hôtel de Lola, en vitesse. Je voyais partout la même chose. Tous les gens qui défilaient dans les couloirs du Paritz semblaient aller se faire tirer et les employés derrière la grande caisse, eux aussi, tout juste faits pour ça , et le type d'en bas même, du Paritz, avec son uniforme bleu comme le ciel et doré comme le soleil, le concierge qu'on l'appelait, et puis des militaires, des officiers déambulants, des généraux, moins beaux que lui bien sûr, mais en uniforme quand même, partout un tir immense, dont on ne sortirait pas ni les uns ni les autres. Ce n'était plus une rigolade.

 - On va tirer ! que je leur criais moi, du plus fort que je pouvais, au milieu du grand salon. On va tirer ! Foutez donc le camp tous !... Et puis par la fenêtre que j'ai crié ça aussi. Ça me tenait. Un vrai scandale. " Pauvre soldat ! " qu'on disait. Le concierge m'a emmené au bar bien doucement, par l'amabilité. Il m'a fait boire et j'ai bien bu, et puis enfin les gendarmes sont venus me chercher, plus brutalement eux.
 Dans le Stand des Nations il y avait aussi des gendarmes. Je les avais vus. Lola m'embrassa et les aida à m'emmener avec leurs menottes. Alors je suis tombé malade, fiévreux, rendu fou, qu'ils ont expliqué à l'hôpital, par la peur.
 C'était possible. La meilleure des choses à faire, n'est-ce-pas, quand on est dans un monde, c'est d'en sortir ? Fou ou pas, peur ou pas.
 (Voyage au bout de la nuit, Poche, 1968, p.63).


 

 

 

 

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                Le VOYAGE... Un DELIRE...

 Une autobiographie mon livre ? C'est un récit à la troisième puissance. Céline fait délirer Bardamu qui dit ce qu'il sait de Robinson. Qu'on n'y voie pas des tranches de vie, mais un délire. Et surtout pas de logique. Bardamu n'est pas plus vrai que Pantagruel et Robinson que Picrochole. Ils ne sont pas à la mesure de la réalité. Un délire !
 Le fond de l'histoire ? Personne ne l'a compris. Ni mon éditeur, ni les critiques, ni personne. Vous non plus ! Le voilà ! C'est l'amour dont nous osons parler encore dans cet enfer, comme si l'on pouvait composer des quatrains dans un abattoir.
 
 L'amour impossible aujourd'hui. Robinson le cherche comme chacun, avec l'argent, cet autre bien indispensable. Il finit enfin par trouver un coin tranquille, des rentes, une petite femme qui l'aime. Pourtant, il ne peut pas en rester là. Il lui faut partir quand il a le bonheur bourgeois sous la main, une petite maison, une épouse câline, des poissons rouges.

 Il se dit qu'il est fou pour être comme cela. Il s'en va. Madelon le poursuit. Elle ne croit pas qu'il soit fou et lui le comprend aussi. Il n'est seulement pas assez égoïste pour être heureux. La petite l'assaille. Elle ne comprend rien. Lui, pour en sortir et sortir de lui-même, voudrait être héroïque dans son genre. Mais il ne sait pas comment. A la fin, dans le taxi, il trouve. Il dit à Madelon que ce n'est pas elle mais l'univers entier qui le dégoûte. Il le dit comme il peut et il en meurt.
 
  Personne n'a compris. Il est raté, hein, mon bouquin ? Mais si ! Mais si ! Je le sais bien. Je l'ai compris quand j'ai dû le relire. Si j'avais la force de Dostoïevsky, je le recommencerais. J'entrerais de nouveau dans la vie, frappant un coup à droite, un coup à gauche. Mais je n'ai plus la force. J'ai 40 ans, je suis malade. Un homme fini. Si seulement il y a dans ce bouquin trois pages sur six cents qui vaillent quelque chose, cela me suffit.
 (Interview avec Merry Bromberger, Cahiers Céline 1, Céline et l'actualité littéraire, Gallimard, NRF, mai 1985, p.30).

 
 

 

 

 

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                   Délire au Consulat.

 - Allons ! Allons ! mon ami !... Vous êtes nerveux voilà tout !... Vous avez fait votre devoir !... Tout votre devoir !... Voulez-vous retourner en France ?... Vous voulez voir le Consul ?... Vos ressources sont-elles épuisées ?... On va vous rapatrier !... Quelle est votre profession ?...
 Il m'excède ce radoteux !
 - Assez !... je lui fais... Ça suffit... Assez de vos mimiques !... Je veux remonter en ligne !... Entendu ?... Je veux refaire tout mon devoir...C'est net ! Tout seul s'il le faut !... Je veux tout tuer !... Attention Monsieur le Major !... ça ne se passera pas comme ça !... Je veux pas retourner à Paris !... Je veux remonter en ligne !... comme Lucien Galant !... Benoît-la -Moustache !...
 - Mais vous ne pouvez pas mon ami ! Vous avez 80 pour 100 !...
 - Alors je vais vous assassiner !... que je lui réponds tac au tac.
 - Passez-moi un sabre !...
 Et je saute sur le tisonnier que je vois là tout près... dans le seau à charbon... Je vais lui transpercer la paillasse !... à ce barbichou !...

  Ils se jettent alors à quatre sur moi !... Ils me terrassent !... ils me brutalisent !... Je lutte à coups de pieds !... Je les mords!... Ils m'emportent... ils me traînent... ils m'éreintent ! je rabote le couloir !... comme ça en pleine prise de membres... On passe devant une baie ouverte... l'endroit du grand salon tout sombre !... Qui est-ce que j'aperçois ?... là au fond, tout pâles... tout fantômes... absolument sur le noir ?... " Pouce ! Pouce ! "... que je crie à mes brutes... à ces lâches qui me pancracent disloquent...
 Ho ! là ! Garde à vous ! Je les vois !... Tous je les vois !... Là-bas ! au fond !... Les vieux amis !... debout sur le noir là !... fixes !... Tous en chœur un... deux... trois... cinq... six !... debout dressés ! Salut ! que je leur crie ! Salut ! Ohé ! les hommes ! bonjour à tous !... Debout les braves !... Je les voyais absolument ! Ah ! pas d'erreur !
Fixes là ! tels quels ! Nestor pas grand dans le fond de la pièce... sa grosse tête coupée dans ses mains !... qu'il la portait sur son ventre !... un mac du Leicester !... qu'était parti la semaine d'avant !... Et le Gros-Lard à côté !... et Fred-la-Moto !... et Pierrot-Petits-Bras !... Et Jojo-Belle-Bise !... Et René-les-Clous !... celui-là le ventre alors grand ouvert !... Ils saignaient tous de quelque part !... C'était ça le curieux !... Et Lucien Galant et Muguet !... Tue-Mouche en infanterie de marine !... et Lu Carotte en artilleur !... tout ça aligné impeccable dans le fond du salon ! au plus sombre... Ils disaient rien !... tous là debout !... en uniforme mais la tête nue... Ils étaient tous pâles de figure !... blancs... blancs... comme d'un reflet blême sous la peau... une lueur...

 - Ohé ! les hommes, que je les rappelle ! ohé ! les hommes !... ohé ! enflures !... ohé ! la classe !... ça boume là-dedans ?...
 Ils répondent rien... Ils bougent pas !...
 - Ils sont gelés merde !...
 J'entraîne tout le monde après moi !... Je veux aller leur parler moi-même ! leur parler de tout près !...comme ça dans la tronche... Ah ! ils ont beau m'agripper !... je suis plus fort que tout ! Ils me les tordent !... je hurle !... au moins quatorze bureaucrates !... et deux... trois vieilles filles !... qui m'attrapent au vif les parties !... mes forces décuplent !... tout le personnel !... les huissiers !... je les entraîne ! Toute la grappe humaine !... vers le fond !... le noir !... Je veux parler moi à ces potes !... où ils se tiennent là tout saignants !... là tout pâles... au garde à vous... Je veux les toucher !... Ça y est !... Je les touche !... Ils y sont plus !... Zut !... C'est un monde !... Je le crie tout haut !... l'Imposture !... C'est de la misère de vache encore !... Ils se sont enfuis !... évaporés !... Tant pis pour eux merde !... ils payeront !... Ils trouveront personne au grand Trou !... C'est tout de la viande de perdition !... Je les avais tous bien reconnus !... Tous les copains du Leicester !... Ils m'avaient bien vu moi aussi !... Ils étaient disparus tels quels !... Leurs boyaux autour de la taille... dans le fond de la pièce du Consulat !...

 - Allez, descendez !... descendez !... Sortez-le d'ici !...
 Voilà comme on me traite ! Comme les huissiers font leur devoir ! Ah ! mais c'est la lutte ! Moi je veux rester là par terre, songer, réfléchir. Je me jette sous un banc. Ils me rattrapent, m'arrachent, disloquent. Ah ! ils sont trop en colère ! Je les ai trop poussés à bout ! Même le major si bienveillant... Personne n'a plus un brin de patience !... Ils me chargent tous ensemble en même temps !... Tous les employés du Consul !... tous furieux alors, hommes, femmes, demoiselles !... Je bascule ! je roule ! je m'écroule !... je m'abats plomb en bas de l'escalier !... " Vive la France !... que je hurle quand même !... Vive le Consul !... Vive Bedford Square !... Vive l'Angleterre !... "
 (Guignol's band, Folio, 1972, p. 300).

 

 

 


 

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              Et aussi Freud.

 Au fond, mon livre, c'est, en bien des endroits, une sorte de reportage comme on en trouve dans les magazines. Et même, est-ce bien du reportage ? Les souvenirs des choses que j'ai vues dans ma vie ne comptent pas tant que cela. Ce ne sont que des points de départ, des prétextes qui me fournissent l'occasion de noter mes rêves. Car si la littérature a une excuse (je crois bien d'ailleurs que nous arrivons à la fin de la littérature ; mais après tout, peut-être ai-je tort de vous dire cela : quand on a quelque succès dans un genre, on est toujours tenté de croire que ce genre-là va disparaître parce qu'on voudrait se persuader qu'on a été un des seuls à y réussir) ; si la littérature donc a une excuse, c'est de raconter nos délires.

 Le délire, il n'y a que cela et notre grand maître actuellement à tous, c'est Freud. Peut-être, si vous tenez absolument à me trouver d'autres influences plus littéraires, peut-être que vous pourriez indiquer les livres de Barbusse.
 (Interview avec Charles Chassé, Cahiers Céline 1, Gallimard, mai 1985, p.88).



 

 

 

 

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                    Le style du délire.

   Sachant l'ultime vanité du délire, Céline ne s'interdit pas de le rechercher. Il prescrit même de s'en satisfaire, si l'on peut.

  Comme la vie n'est qu'un délire tout bouffi de mensonges, plus qu'on est loin et plus qu'on peut en mettre dedans des mensonges et plus alors qu'on est content, c'est naturel et c'est régulier. La vérité c'est pas mangeable (p.362).
 
 A cette étape de la lecture de Voyage au bout de la nuit, l'attention se fixe sur le mot délire, qui se révèle un des fils conducteurs de l'ouvrage. Il apparaît obstinément au cours des pages, thème central de la méditation, lié à celui de la décrépitude et de la nécessité :

 La meilleure des choses à faire, n'est-ce pas, quand on est dans ce monde, c'est d'en sortir ? Fou ou pas, peur ou pas (p.65).
 
 Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu'on n'a plus en soi la somme nécessaire de délire ? (p.202).

 
 J'étais prêt à toutes les résolutions du sommeil maintenant que j'avais absorbé un peu de cet admirable délire de l'âme (p.203).
 
 Mais : " délire des uns ne fait pas du tout le bonheur des autres et chacun ici-bas se trouve indisposé par la marotte du voisin. " (p.280).

 Ainsi donc le délire est ambivalent, à la fois ce qui permet de vivre, malgré tout, et composante du malheur de l'homme, puisque le monde est une somme de délires qui se heurtent. Le malheureux parfait, le paria, c'est celui qui n'est pas délirant, ou chez qui le délire n'est que passager, instable, celui chez qui le délire ne parvient pas à se coaguler en " idée directrice " de la vie, à orienter un projet global. Tous les délires des autres se liguent pour le détruire.

 Les heureux, par contre, sont les délirants parfaits. Plus on est fou plus on rit. C'est pourquoi les asiles d'aliénés jouent un tel rôle dans le Voyage : lieux bénis où les vrais fous entre eux, protégés du monde agité de délires plus meurtriers, peuvent coïncider pleinement avec leurs divagations. La véritable catastrophe, qui menace toujours, c'est la retombée du délire, la perte de l'illusion globale.

 Mort à crédit est une constellation de délires. Aussi tout le monde y est-il heureux, malgré les apparences, sauf le jeune narrateur, insuffisamment doué d'illusions, abruti de malheurs, contre qui tous les délirants s'acharnent à la poursuite des chimères qui constituent pour eux la seule réalité. Délire paternel transformant en Néron domestique ce minable petit employé, délire maternel qui sublime l'échec commercial en sainteté du petit commerçant, délire de Courtial qui transforme le monde en un Concours Lépine gigantesque, pour ne citer que les divagations qui marquent le plus profondément l'éducation de Ferdinand.

 Le délire est la raison de vivre de ces personnages, ce que le suicide de Courtial démontre : finalement désabusé, celui-ci ne peut survivre à ses illusions catastrophiques et indispensables.
  Dans ce roman, Céline met au point le style du délire, et par la même occasion se suicide en tant que romancier. Commentant son
œuvre sur la fin de sa vie, Céline s'attache presque uniquement à son aspect stylistique, sentant confusément que le style en est la clé. Il a inventé un style qu'il définit comme émotif, fondé sur une transposition du langage parlé. Il lui arrive de condamner le Voyage encore plein de phrases filées, " Paul Bourget " plus qu'à moitié.

 On peut dire que le style du délire tel qu'il envahit Mort est bien une espèce de " style parlé ", puisqu'il est placé dans la bouche de personnages.  Cependant, on ne " cause " pas dans Mort à crédit. Les personnages hurlent, se plaignent, vitupèrent, gémissent, et n'admettent jamais la réplique. Ils sont enfermés dans une divagation qui ne recherche pas l'authenticité, qui la fuit du plus loin. Les monologues se poursuivent dans des univers parallèles, entre lesquels circulent seuls des signaux de déclenchement. Un mot met en branle la tirade que rien ne pourra plus arrêter.

 (...) Il reste à voir que même à son paroxysme, même aux sommets où le délire semblait le plus authentique, au moment où se posait sérieusement la question de la folie de Céline, le délire est resté parodique, révélant une distance entre la divagation et l'auteur, qui dans le même moment où il déraille ne peut pas se prendre totalement au sérieux, fausse folie et vraie en même temps, comédie paradoxale mais nécessaire.

  C'est en ceci que nous pourrions voir un Céline pascalien à demi, puisque pour échapper à l'horreur de la condition humaine l'homme conscient doit ou se divertir ou faire les gestes de la foi. Pascalien incomplet mais profondément de son siècle puisque l'agenouillement, l'abêtissement restent sans objet et que le chercheur de foi s'entête tout en se sachant ridicule.
  L'irrationnel reste pour Céline la seule raison d'être, le seul mode de vie possible entre l'espoir pour tous les hommes qu'il ne peut concevoir, et le suicide qui lui fait horreur - incapable de faire confiance à l'homme et de concevoir Dieu, son cri se perd dans un grincement qui reste trop humain pour ne pas nous faire trembler, nous renvoyer vers notre miroir.
 (Michel Beaujour, La quête du délire, Les cahiers de l'Herne, Poche-Club, 1968, p. 242).

 


 

 

 

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    Le maudit curé ou Vaudremer le médecin quatre galons...

  Je me couche et j'attends... pas long ! Je secoue mon page !... un frisson !... deux !... toujours lucide je me dis : ça y est !... ce pristi maudit boueux curé m'a fait attraper la crève !... je le savais en l'écoutant !... je voulais pas y aller !... certain aussi que j'allais délirer, l'accès !... délire vous passe le temps... mais délirer est délicat devant des personnes... vous pouvez regretter vos paroles... puisqu'il s'agit d'un paludisme que je traîne depuis quarante ans, depuis le Cameroun, vous pensez que je suis pas surpris... ce coup de cureton, sous la flotte, trempé à l'os, au vent du nord, à écouter ses sornettes, ça allait de soi !... si c'était tout !... mais non !... mais non !... autre chose dans le coin... à la porte... je suis sûr, quelqu'un d'assis... je vais pas allumer... bouger... c'est peut-être seulement l'effet de la fièvre ! l'autre aussi a parlé de Noël... peut-être une idée, et la fièvre... un intrus ?... tout se peut !... ce foutu ratichon est bien venu sonner... peut-être revenu ?... je jurerais pas... en tout cas dans le coin là, quelqu'un... je vais pas y aller... je tremble et transpire... quelqu'un ?... quelque chose ?... assez à faire !... l'esprit demeure, remarquez... je considère... oui ! mieux ! verdâtre ce quelqu'un, assis... une lumière de ver luisant... j'ai bien fait d'attendre... ces apparitions ne durent pas... je le vois maintenant presque... c'est un militaire... il vient me parler ? qu'il parle !... j'attends... il parle pas, il bouge pas... assis... verdâtre...
 - Alors ?... alors ?
 Je questionne... je tremble... Oh ! il me fait peur !... bigre mais c'est lui !... je le connais... je le connais ! là, verdâtre... luisant... plus ou moins...
 - Vaudremer !
 Je l'appelle... il répond rien... il est là pourquoi ? pour Noël ?... comme le ratichon ?... il est passé par la grille ?... à travers ?... les chiens n'ont pas aboyé... bizarre frasque !... ce Vaudremer je l'ai connu médecin quatre galons... c'était où ?... vous pensez un peu la mémoire dans mon état de fièvre, sudation, saccades de tout le page... j'ai le droit de ne pas être sûr... surtout qu'il ne m'aidait pas du tout... je hausse le ton... je me force, vous remarquez...
 - Vaudremer !... semi-lumineux !... je vous somme !... qu'est-ce que vous me voulez ?... vous êtes là ?... oui ?... non ?... revenant d'où...

 Il ne bouge pas... je vois pas sa figure... mais ! c'est lui... nous consultions là-bas ensemble... lui médecin-chef... il se faisait drôlement insulter d'une baraque l'autre... l'esprit était détestable... tous les ménages se plaignaient qu'ils avaient froid, qu'ils avaient faim, qu'ils avaient soif, tout le personnel S.N.C.A.S.O., campé en baraques Adrian ! ouvriers, maîtrise, ingénieurs, et les infirmiers... que c'était la honte !... que nous médecins étaient criminels, ennemis du peuple, réactionnaires, que nous avions tout préparé, les stukas, la cinquième colonne, le trust des denrées, que les pauvres gens meurent de faim et d'épidémies... que nos soi-disant médicaments étaient bel et bien des poisons... la preuve que personne pouvait plus aller aux gogs (trois enfants noyés) tellement les feuillées débordaient, que c'était la brune inondation, par les coliques, pisseries, dues à nos soi-disant remèdes... que la diarrhée générale submergerait tout... que les boches de Saint-Jean-d'Angely avaient leur tactique, tous leurs tanks en position pour nous refouler tous dans la merde qu'on meure tous, bouge plus, sous au moins un mètre d'excréments, si on faisait mine d'échapper...    

  Comment ils avaient fini ? je me demande ! une chose nous fûmes épargnés, Lili, moi, Bébert, en raison de notre ambulance... notre ? non ! celle de Sartrouville, que j'avais amenée jusque-là... le parcours dont on ne parle jamais dans les annales de l'Epopée... " La Seine-La-Rochelle " !... et avec quel mal !... pas que moi et Lili, une grand-mère et deux nourrissons ! j'avais dû les laisser en plan sur la grande place de La Rochelle... vous me direz : des inventions ! pas du tout !... la preuve, la môme, la plus petite je me souviens encore de son nom : Stéfani !... elle doit être mariée à présent et mère de famille... au moment là elle avait un mois, tout au plus... le général commandant la place, général français, voulait que nous embarquions pour Londres avec la bouzine, et la grand-mère et les mômes, certes c'était tentant !... ma fortune prenait un autre tour, quel héros je serais à l'heure actuelle ! quelles stèles et quelles rues à mon nom !
 - Mon général ! non ! je refuse ! tout mon respect et mille regrets, mon général ! consigne d'abord ! ces nourrissons et la grand-mère, très alcoolique, appartiennent à Sartrouville ! avec la bouzine !... je dois tout remonter à Sartrouville !
 - Parfait ! disposez docteur !

  Je ne suis pas revenu au camp Adrian, si fétide... adieu Saint-Jean-d'Angely !... je n'ai jamais su s'ils avaient fini sous les tanks... ou sous les diarrhées... Je n'ai jamais revu Vaudremer... pourtant n'est-ce pas c'est bien lui, il était là, assis, ne disant mot... et fluorescent !... je vais l'interpeller à la fin !... non !... je ne peux pas... une chose, j'oublie !... je vous ai dit je m'embarquais avec joie pour Londres... vous direz il nous affirme ça pour les besoins de la circonstance, pour avoir l'air résistant... que non ! mais non ! j'ai des raisons et pas d'hier, d'être anglophile... bien plus que ceux qui y ont été ! je pense à ce général qui m'offrait... je pense à ce fantôme de Vaudremer là, fluorescent, assis... enfin l'espèce de fantôme... et je sais que m'en vais... oh pas n'importe où !... ici même l'espèce de Vaudremer s'éteint... il s'éteint parce que les chiens hurlent... ouah !... vraiment les chiens... pas que du rêve !... je dégouline transpire, je grelotte encore fort, mais c'est la fin... depuis trente ans que je pique des accès, je sais comment ils finissent... et aussi leurs façons d'attaque... ce coup-ci c'est ce foutu ratichon qui m'a tenu à la grille... j'aurais pas dû l'écouter... ouah !... ouah !... maintenant là qui c'est ?... Lili et les chiens... elle allume... toutes les lampes... elle a pas peur...
 - Tu parlais avec quelqu'un ?
 - C'était Vaudremer...
 Elle insiste pas... elle croit que je divague encore... 
  (Rigodon, Folio, Gallimard,1973, p.35).

 

 

 

 

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   Ce n’est pas un hasard si Mort à crédit débute sur une mort, justement. La mort de la concierge. Les quelques pages d’ouverture balancent entre une misère irrespirable et la tentation, pour le récitant, de la fuir. De la fuir comment ? Essentiellement par le délire.
  Ce délire mérite d’être défini. Il y a en lui quelque chose d’évidemment clinique. Le délire est d’abord une maladie – et l’une des plus horribles qu’il soit. Il débouche sur la folie – ce stade limite de la misère. Ce n’est pas tout. Le délire exprime la souffrance, mais il est aussi un moyen psychologique pour y échapper.
   Le délirant perd le contact avec la réalité quotidienne et atroce du monde. Il n’en a plus conscience. Il la fuit. Bref, comme tous les autres types de parole célinienne – parole de distraction, parole cynique pour améliorer son état, parole naïve pour corriger le monde - , la parole de délire a pour objet de remédier à la misère après en avoir été la conséquence (on délire sous la pression d’une fièvre, d’une douleur), mais cette ambition est vaine puisque cette parole la redouble, elle aussi, la misère. Connaît-on une horreur plus grande que celle d’un asile ?  

   Ce n’est pas encore tout. Ce délire qui happe Bardamu et Ferdinand les hausse sur un plan de réalité supérieure. Tout se passe comme s’ils prenaient alors conscience des vraies valeurs du monde. Les apparences se dépouillent – et voilà les héros livrés à une appréhension exacte des injustices, des souffrances et des fatalités qui les assaillent.   Nous n’en donnerons qu’un seul exemple.
  Au début de Voyage au bout de la nuit, Bardamu déclare à son ami Arthur Ganate : On est tous assis sur une grande galère, on rame tous à tour de bras, tu peux pas venir me dire le contraire !... Assis sur des clous même à tirer tout nous autres ! Et qu’est-ce qu’on en a ? Rien ! Des coups de trique seulement, des misères, des bobards et puis des vacheries encore.
   Plus tard, à la fin de son séjour africain, grelottant de fièvre, Bardamu se met à délirer. Il se voit victime d’une universelle conspiration. Il rêve son voyage aux Etats-Unis à bord d’une immense galère. Episode onirique ? Episode mensonger ? Non ! Cette galère est vraie. Vraie comme le délire célinien qui a pour fonction de faire simplement glisser une vérité métaphorique (la galère du début) vers une réalité physique (la galère vers l’Amérique), pulvérisant ainsi les apparences raisonnables pour mieux rejoindre l’on ne sait quelle vérité essentielle.

  C’est exactement de cette façon qu’il faut comprendre l’ouverture de Mort à crédit. Le narrateur est sujet à des hallucinations. Tout conspire contre lui. Il entend des bruits épouvantables. Rêveries érotiques aussi…
  C’était l’enfer…
 Et voilà que le récit de son enfance surgit de ce délire, qu’il s’affirme en somme comme le produit de cette parole de délire. Enfance rêvée, déformée et profondément exacte, enfance racontée pour fuir une misère présente, pour renoncer un temps à la pratique médicale.
  Ainsi Céline caractérise-t-il précisément son écriture, nous y reviendrons… En écrivant, il s’enferme dans l’espace de la plus grande lucidité et des plus grandes illusions. Il se dérobe devant la vie et se permet pourtant de la retrouver dans sa vérité la plus palpitante. L’espace littéraire est celui de la mise à l’écart du monde, mais il est aussi un espace de mise au silence, un lieu de grande clairvoyance.
  Céline le délirant…
(Frédéric Vitoux, Céline, les dossiers Belfond 1987, p.144).
  

 

 

 

 

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        Les réalités ou les visions délirantes ?

  Et que dire de Féerie pour une autre fois ou de Normance où l’histoire s’efface davantage encore derrière les images ? Céline délire, d’une écriture qui va s’inventant maintenant son propre lexique.
  Avec Casse-Pipe, il bénéficiait encore d’un certain recul. Recul déjà moindre dans Guignol’s Band. Avec Féerie ou Normance, Céline parle quasiment au présent. Il évoque le Paris de la fin de l’Occupation alors que résonne encore le fracas des bombes. Il écrit pour en chasser le souffle. Il écrit par horreur de la réalité et sur cette horreur de la réalité. Il écrit sur ce qu’il vit – et ces livres nous paraissent comme le cauchemar d’une seule nuit. Aucun repère ne résiste. Le lecteur ne sait plus sur quoi s’appuyer. Les représentations s’effondrent : Paris s’enflamme, la butte Montmartre croule sur elle-même. La parole célinienne est une parole de fin du monde. La chute d’un corps dans l’escalier d’un appartement de la rue Girardon, ralentie à l’extrême, finit par en devenir abstraite. C’est une chute d’apocalypse. On tombe aussi dans une parole si saccadée qu’elle arrive à ne plus s’exprimer que par ses seuls silences.  
 
 La colère de Bagatelles pour un massacre est bien une colère individuelle, une haine personnelle et revendiquée comme telle. C'est parce qu'il n'a pas réussi à l'opéra que Céline se venge des juifs responsables de ses déconvenues. C'est parce que les critiques juifs ou enjuivés ont attaqué ses livres qu'il leur règle leur compte. C'est parce qu'il n'a pas fait carrière à la S.D.N. qu'il dénonce les complots des juifs. Tous ces motifs sont ici reconnus. Ensuite seulement surgissent les considérations générales, les leçons politiques que Céline tire de ses propres déboires.
  Des leçons dont la déraison ou le délire se trouvent ainsi expliqués par l'emportement de l'auteur blessé lui-même par ces maux qu'il dénonce. Racine, le pape, la reine d'Angleterre et les Bourbons, soupçonnés d'être juifs, se trouvent charriés dans un torrent d'invectives. La grossièreté inouïe, la vulgarité résolue des attaques, la fantaisie de l'érudition, les fausses citations et les statistiques inventées, tout cela participe de la même folie qu' "excuse " la folie d'un individu, d'un malade sujet à un délire chronique de persécution.

  C'est bien Guignol's Band qui a fourni à Céline les décors les plus poétiques mais surtout les plus accordés à ses sentiments et à sa morale. Les plus exacts en un mot. (...) On ne sait jamais très bien chez Céline, ce qui ressortit au détail réaliste ou sordide et à la vision délirante ou heureuse. Le Londres de Guignol's Band trahit cette dualité. Un peu comme le Sigmaringen de D'un château l'autre. Il recèle les misères les plus atroces. Mais c'est aussi un cadre d'opérette.
  Ainsi la maison de Van Claben :
 Une maison située admirable, tout un théâtre devant ses fenêtres, prodigieux décor de verdure sur le plus grand port du monde... Tout de suite à la belle saison ça devenait une vraie magie... fallait voir un peu les massifs, ce déferlement de fleurs !... Douceur éperdue de nature, un épanouissement du bocage à faire éclater les cimetières ! à faire rigodoner les cierges !... J'ai vu cela ! je peux causer !...
 
Et c'est dans cette maison, précisément, que se déroulent certains des évènements les plus atroces et les plus improbables : bagarres sans merci, ivresse, mort de Van Claben, incendie... Il suffit pourtant que Borokrom se mette au piano et joue quelques mesures de Jolly Dame Walz pour qu'aussitôt le trivial se dissipe - ou s'oublie.
  Lui pourtant loursingue de nature et franchement brutal et pénible avec sa manie d'explosifs il devenait là tout voltigeur, tout cascadeur, tout lutin !... Il avait l'esprit dans les doigts... Des mains de fée !... des papillons sur les ivoires... Il virevolait aux harmonies !... piquait l'une et l'autre à l'envol !... songes et toquades !... guirlandes... détours... fredaines prestes... Possédé !... pas autre chose à dire... par vingt petits diables dans les doigts !...
 
Mais on multiplierait, tout au long du récit, les exemples de passage de l'horreur au délire, de la misère aux fantasmes, du sordide au merveilleux : hallucinations de Ferdinand croyant jeter sous une rame de métro l'un des hommes de main de Cascade puis invectivant les employés du consulat, emportements du héros devant Virginia...
  Je suis oiseau !... Je virevole ! Oiseau de feu !... Je ne sais plus... Je hurle !... 
 
Ou encore cette longue séquence dans la boîte de nuit londonienne...
 Certes, ce n'est pas la première fois que Céline opère de tels glissements. L'épisode de la galère ou celui sur le roi Krogold dans Mort à crédit participaient déjà de ces changements de réalité. Ils restaient malgré tout limités et repérables. Dans Guignol's Band, en revanche, ils sont multiples et beaucoup plus fondus dans l'ensemble de la narration. Dès lors, tout le livre semble pris dans un curieux soupçon. Il se présente comme un long délire. Un délire justifié par le héros malade et réformé, sujet à névralgies et à hallucinations, drogué parfois par d'étranges cigarettes, et qui jette ici sur ses aventures londoniennes un regard voilé d'incertitudes, de peurs, de doutes.
  Un regard malgré tout suffisamment déformant pour atténuer l'oppression et la misère de la réalité. Un regard suffisamment déformant, qui force les traits jusqu'à la caricature, les évènements jusqu'à la comédie. Pour faire oublier en somme l'atroce misère qui les sous-tend.

   On peut considérer en vérité Normance comme constitué d'un gigantesque balancement entre une vérité tragique : un bombardement sur Paris, et une maladie personnelle : les bourdonnements et les " visions " du romancier. Les hallucinations multiplient la portée et l'ampleur du cataclysme observé. Mais ce cataclysme redouble encore les névralgies, les spasmes, les délires de Céline. Bientôt, tout se trouve emporté dans cette accélération ambiguë où l'on ne sait jamais, à l'instar du narrateur, à quel niveau de réalité se situer.
 (Frédéric Vitoux, Céline, Les dossiers Belfond, 1987, p.197).

 

 

 

 

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        Délire des coulisses.

  Dans D'un château l'autre, une fois de plus, il est frappant de remarquer à quel point le passage du présent au passé s'opère par le biais du délire. Sigmaringen n'apparaît que lorsque Céline grelotte de fièvre, qu'il voit Le Vigan surgir et onduler devant lui (celui-ci, on le sait, ne revint jamais en Europe après la guerre, il resta en Argentine où il mourut), et qu'il rêve l'épisode de la barque des morts.
  Tout se passe donc - toujours - comme si le seul délire avait le pouvoir de dissiper la misère présente, de faire naître le récit et d'éclairer la réalité d'un jour finalement plus juste dans sa monstruosité fictive que les pâles chroniques scrupuleusement respectées.
  Le délire célinien, encore une fois, s'accorde au délire de la représentation hitlérienne  qui s'achève. Mais c'est d'abord un délire inventé. Céline imagine seulement le dîner chez Abetz au château de Sigmaringen. On sait qu'il ne se rendit pas à l'enterrement de Bichelonne, à Hohenlychen. Et pourtant les témoins de cet enterrement s'accordent à juger la relation célinienne de la cérémonie d'une justesse hallucinante - dans sa propre invention déformée.
  Il y a plus. C'est tout Sigmaringen, c'est toute l'Allemagne en flammes qui apparaissent de prime abord fictifs - et cela est aussi vrai de l'Allemagne de Nord et de Rigodon. Partout, on dirait une immense illusion : les villes embrasées comme les navires aux quilles retournées, dans les ports. On connaît ces décors de théâtre à deux dimensions - ambitieuses architectures de toile peinte. Les cités écroulées, le Berlin de Nord où seules les façades résistent encore et se dressent, c'est exactement cela.  
  De Sigmaringen, Céline écrit :
 ... vous vous diriez en opérette... le décor parfait... vous attendez les sopranos, les ténors légers... pour les échos, toute la forêt ... dix, vingt montagnes d'arbres !... Forêt Noire, déboulées de sapins, cataractes... votre plateau, la scène, la ville, si jolie fignolée, rose, verte, un peu bonbon, demi-pistache, cabarets, hôtels, boutiques, biscornus pour " metteur en scène "... tout style " baroque boche " et " Cheval Blanc "... vous entendez déjà l'orchestre !... le plus bluffant : le château !... la pièce comme montée de la ville... stuc et carton-pâte !...

 Ce château relève encore de contes fantastiques, avoue Céline plus loin. Il a ses secrets, ses oubliettes, ses tapisseries truquées et ses escaliers dérobés.
  L'hôtel Löwen demeure tout aussi théâtral. Les portes claquent, les couloirs résonnent. Il y a des allées et venues incessantes. Des apparitions. Des disparitions. Comme dans une comédie ou un conte de fées. L'hôtel a même son ogre et son cabinet noir. L'ogre, c'est le S.S. von Raumnitz. Le cabinet noir, cette chambre 36 où s'engloutissent ses victimes...
  Mais surtout règne la même folie. Dans la rue ou les gares. Tourbillons, fausses sorties, trains qui ne vont nulle part. Sans oublier cette Suisse comme un mirage, une glace à laquelle on se heurte et qui vous refoule...
  Cette Allemagne d'opérette garde quelque chose d'exemplaire. Son mensonge est à la mesure exacte de l'univers célinien. La misère y règne sans partage, et partout elle est niée, occultée. Un monde meurt. Les souffrances se multiplient. Tout s'écroule. Et que voit-on ? Un pays dont les habitants - les anciens privilégiés - s'efforcent de refuser l'histoire et de refuser la réalité. Tous - soldats et officiers allemands, collaborateurs déplacés, anciens dignitaires de Vichy - s'apprêtent à devenir les vaincus et les victimes de l'ordre nouveau qui se précise. Ils le savent peut-être. Mais pour mieux l'oublier. Ils arrêtent le temps. Ils mentent à la folie. Ils nient jusqu'à épuisement la misère qui les frappe.
 (...) On a souvent souligné le délire de persécution de Céline. Ce délire, on peut le comprendre ainsi : l'auteur sait que, au-delà de la représentation qu'ils lui donnent, les êtres participent d'une réalité plus secrète et plus cruelle. Et que derrière le théâtre souriant des apparences (nous sommes en pleine plaisanterie, écrira-t-il dans Nord) se cache l'univers terrifiant et exact des coulisses.   
  L'Allemagne de la débâcle, l'enclave de Sigmaringen et son château lui offrent l'une des plus belles scènes qui soient. Céline en a développé tous les sortilèges, en ne cessant dans le même mouvement de les dénoncer...
 (Frédéric Vitoux, Céline, Dossiers Belfond, 1987, p.220).
   

 

 

 

 

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          La peur du soldat.

 - Venez ! fit-elle alors... Vous dites des bêtises Ferdinand, et nous allons attraper froid. 
 Nous descendîmes vers Saint-Cloud par la grande allée, la Royale, en évitant la boue, elle me tenait par la main, la sienne était toute petite, mais je ne pouvais plus penser à autre chose qu'à la noce en zinc du Stand de là-haut qu'on avait laissée dans l'ombre de l'allée. J'oubliais même de l'embrasser Lola, c'était plus fort que moi. Je me sentais tout bizarre. C'est même à partir de ce moment-là, je crois, que ma tête est devenue si difficile à tranquilliser avec ses idées dedans.
  Quand nous parvînmes au pont de Saint-Cloud il faisait tout à fait sombre.
 - Ferdinand, voulez-vous dîner chez Duval ? Vous aimez bien Duval, vous... Cela vous changera les idées... On y rencontre toujours beaucoup de monde... A moins que vous ne préfériez dîner dans ma chambre ? - Elle était bien prévenante, en somme, ce soir-là.
  Nous nous décidâmes finalement pour Duval. Mais à peine étions-nous à table que l'endroit me parut insensé. Tous ces gens assis en rangs autour de nous me donnaient l'impression d'attendre eux aussi que des balles les assaillent de partout pendant qu'ils bouffaient.

 - Allez-vous-en tous ! que je les ai prévenus. Foutez le camp ! On va tirer ! Vous tuer ! Nous tuer tous !
 On m'a ramené à l'hôtel de Lola, en vitesse. Je voyais partout la même chose. Tous les gens qui défilaient dans les couloirs du Paritz semblaient aller se faire tirer et les employés derrière la grande caisse, eux aussi, tout juste faits pour ça, et le type d'en bas même, du Paritz, avec son uniforme bleu comme le ciel et doré comme le soleil, le concierge qu'on l'appelait, et puis des militaires, des officiers déambulants, des généraux, moins beaux que lui bien sûr, mais en uniforme quand même, partout un tir immense, dont on ne sortirait pas, ni les uns ni les autres. Ce n'était plus une rigolade.
 - On va tirer ! que je leur criais moi, du plus fort que je pouvais, au milieu du grand salon. On va tirer ! Foutez donc le camp tous !... Et puis par la fenêtre que j'ai crié ça aussi. Ça me tenait. Un vrai scandale. " Pauvre soldat ! " qu'on disait. Le concierge m'a emmené au bar bien doucement, par l'amabilité. Il m'a fait boire, et j'ai bien bu, et puis enfin les gendarmes sont venus me chercher, plus brutalement eux. Dans le Stand des Nations, il y en avait aussi des gendarmes. Je les avais vus. Lola m'embrassa et les aida à m'emmener avec leurs menottes.
  Alors je suis tombé malade, fiévreux, rendu fou, qu'ils ont expliqué à l'hôpital, par la peur. C'était possible. La meilleure des choses à faire, n'est-ce pas, quand on est dans ce monde, c'est d'en sortir ? Fou ou pas, peur ou pas.
  (Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1956, p.64).

 

 

 

 

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         De l'expropriation. 

 On parlait même encore bien plus de nous démolir complètement ! de démonter toute la galerie! De faire sauter notre grand vitrage ! oui ! Et de percer une rue de vingt-cinq mètres à l'endroit même où nous logions... Ah ! Mais c'était pas des bruits sérieux, c'était plutôt des balivernes, des racontars de prisonniers. Cloches !... Sous cloche qu'on était ! sous cloche qu'il fallait demeurer ! Toujours et quand même ! Un point c'était tout !... C'était la loi du plus fort !...
  De temps à autre, faut bien comprendre, ça venait à fermenter un peu dans la bobèche des miteux, des drôles de mensonges, comme ça sur le pas des boutiques, surtout les jours de canicule... Ça venait comme des bulles dans leur bourrichon crever en surface... avant les orages de septembre... Alors, ils se montaient des bobards, des entourloupes monumentales, ils rêvaient tous de réussites, de carambouilles formidables... Ils se voyaient expropriés, c'était des fantasmes ! persécutés par l'Etat ! Ils ballonnaient, ils se détraquaient la pendule, complètement bluffés, soufflés de bagornes... eux qu'étaient pâlots d'habitude ils tournaient au cramoisi...

  Avant d'aller roupionner, ils se passaient des devis mirifiques, tout des mémoires imaginaires ! des sommes écrasantes à la fois, absolument capitales qu'ils exigeraient d'un seul coup dès qu'on parlerait de déménager ! Ah là là ! Eh ben Nom de Dieu ! ils en auraient du tintouin ! les suprêmes Pouvoirs Publics, pour les faire barrer d'ici !... Ils soupçonnaient pas encore les Conseils d'Etat !... Comment c'était la Résistance ! Ouais ! Tout le Bastringue et la Chancellerie !... Ah ils en baveraient cinq minutes ! Ils en auraient à qui causer ! Yop ! Et des Ecritures et des Sommations consortieuses !... Tout ça et bien pire encore ! Par les trente deux mille morpions ! Ça ronflerait dur ! Ça se ferait pas trou du cul tout seul !... Qu'on leur passerait sur le corps... qu'ils s'enfouiraient dans la turne ! On serait forcé finalement d'éventrer toute la Banque de France pour leur faire une vraie boutique ! la même au poil ! Au milligramme ! A deux décimes ! Très exactement ! Rien d'autre ! Ou rien alors ! Basta ! Rencard ! Ils se buteraient définitif !... Encore à la pire extrême ils accepteraient la grande rente... Ils diraient pas non... Ils voudraient peut-être bien... Ah ! mais la définitive ! La rente pour la vie Nom de Dieu ! Une replète, une de Banque de France formidablement garantie qu'on dépenserait à volonté ! Ils iraient pêcher à la ligne ! Peut-être pendant quatre-vingt-dix ans ! Et puis des bringues nuit et jour ! Et ça serait pas encore fini ! Et qu'ils auraient encore des " droits " avec des invincibles " reprises " et des maisons à la campagne et puis des autres indemnités... qu'étaient même pas calculables !

  Alors ? C'était qu'une question de caractère ! C'était simple, irréfutable ! Il fallait pas céder jamais ! Ainsi qu'ils voyaient toutes les choses... C'était l'effet des chaleurs, de la terrible atmosphère, des effluves d'électricité... une façon de pas s'engueuler... En s'entendant bien sur les " reprises "... Tout le monde était dans l'accord... Tout le monde se fascine pour l'avenir... Chacun veut qu'on l'exproprie.
  (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.329).                                  

 

 

 

 

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     La musique ou la mort dans l'oreille.

 Ma mère et Madame Vitruve, à côté, elles s'inquiétaient, elles allaient et venaient dans la pièce en attendant que ma fièvre tombe. Une ambulance m'avait rapporté. Je m'étais étalé sur une grille avenue Mac-Mahon. Les flics en roulette m'avaient aperçu.
  Fièvre ou pas, je bourdonne toujours et tellement des deux oreilles que ça peut plus m'apprendre grand'chose. Depuis la guerre ça m'a sonné. Elle a couru derrière moi la folie... tant et plus pendant vingt-deux ans. C'est coquet. Elle a essayé quinze cents bruits, un vacarme immense, mais j'ai déliré plus vite qu'elle, je l'ai baisée, je l'ai possédée au " finish ". Voilà ! Je déconne, je la charme, je la force à m'oublier.
  Ma grande rivale c'est la musique, elle est coincée, elle se détériore dans le fond de mon esgourde... Elle en finit pas d'agonir... Elle m'ahurit à coups de trombone, elle se défend jour et nuit. J'ai tous les bruits de la nature, de la flûte au Niagara... Je promène le tambour et une avalanche de trombones... Je joue du triangles des semaines entières... Je ne crains personne au clairon. Je possède encore moi tout seul une volière complète de trois mille cent vingt-sept petits oiseaux qui ne se calmeront jamais... C'est moi les orgues de l'Univers...

 (...) Je pensais à tout ça dans ma crèche, pendant que ma mère et Vitruve déambulaient à côté.
 La porte de l'enfer dans l'oreille c'est un petit atome de rien. Si on le déplace d'un quart de poil... qu'on le bouge seulement d'un micron, qu'on regarde à travers, alors c'est fini ! c'est marre ! on reste damné pour toujours ! T'es prêt ? Tu l'es pas ? Etes-vous en mesure ? C'est pas gratuit de crever ! C'est un beau suaire brodé d'histoires qu'il faut présenter à la Dame. C'est exigeant le dernier soupir. Le " Der des Der " Cinéma ! C'est pas tout le monde qu'est averti ! Faut se dépenser coûte que coûte !
  Moi je serai bientôt en état... J'entendrais la dernière fois mon toquant faire son pfoutt ! baveux... puis flac ! encore... Il branlera après son aorte... comme dans un vieux manche... Ça sera terminé. Ils l'ouvriront pour se rendre compte... Sur la table en pente... Ils la verront pas ma jolie Légende, mon sifflet non plus... La Blême aura déjà tout pris... Voilà Madame, je lui dirai, vous êtes la première connaisseuse !...
  (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.38).  

 

 

 

 

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          La grande cliente...

   J'ai toujours eu la grosse tétère, bien plus grosse que les autres enfants. Je pouvais jamais mettre leurs bérets. Ça lui est revenu d'un coup à maman, cette disposition monstrueuse... à mesure que je dégobillais... Elle se tenait plus d'inquiétude.
 " Vois-tu Auguste, qu'il aille nous faire une méningite ? Ce serait bien encore notre veine !... Il nous manquait plus que ça comme tuile !... Alors vraiment ça serait le bouquet !... " A la fin j'ai plus rendu... J'étais confit dans la chaleur... Je m'intéressais énormément... Jamais j'aurais cru possible qu'il me tienne autant de trucs dans le cassis... Des fantaisies. Des humeurs abracadabrantes. D'abord j'ai vu tout en rouge... Comme un nuage tout gonflé de sang... Et c'est venu dans le milieu du ciel... Et puis il s'est décomposé... Il a pris la forme d'une cliente... Et alors d'une taille prodigieuse !... Une proportion colossale... Elle s'est mise à nous commander... Là-haut... En l'air... Elle nous attendait... Comme ça en suspens... Elle a ordonné qu'on se manie... Elle faisait des signes... Et qu'on se dégrouille tous !... Qu'on s'échappe vivement du Passage... Et dare-dare !... Et tous en cœur !... Y avait pas une seconde à perdre !

  Et puis elle est redescendue, elle s'est avancée sous le vitrail... Elle occupait tout notre Passage... Elle pavanait en hauteur... Elle a pas voulu qu'il en reste un seul boutiquier en boutique... un seul des voisins dans sa turne... Même la Méhon venait avec nous. Il lui était poussé trois mains et puis quatre gants enfilés... Je voyais qu'on partait s'amuser. Les mots dansaient autour de nous comme autour des gens du théâtre... Des vives cadences, des imprévus, des intonations magnifiques... Des irrésistibles...
  De nos dentelles, la grande cliente elle s'en est fourré plein les manches... Elle les fauchait à pleine vitrine, elle essayait pas de se cacher, elle s'est recouverte de guipures, des mantilles entières, d'assez de chasubles pour recouvrir vingt curés... Elle se grandissait à mesure dans les frous-frous et les ajours...

 Tous les petits vauriens du Passage... les revendeurs en parapluies... Visios aux blagues à tabac... les demoiselles du pâtissier... Ils attendaient... Madame Cortilène la fatale, elle était là à côté de nous... Son révolver en bandoulière, rempli de parfums... Elle vaporisait tout autour... Madame Gounouyou, des voilettes, celle qui restait enfermée depuis tant d'années à cause de ses yeux chassieux, et le gardien tout en bicorne, ils se concertaient à présent, comme avant une fête, nippés sur leur 31 et le petit Gaston lui-même, un des petits relieurs décédés, il était revenu tout exprès, il tétait justement sa mère. Sur ses genoux bien sage, il attendait qu'on le promène. Elle lui gardait son cerceau.
 (...) A mesure qu'on avançait, qu'on suivait la grande cliente, on était de plus en plus nombreux, on se bigornait dans son sillon... Et la dame grandissait toujours... Elle était forcée de se courber pour pas défoncer notre vitrail... L'imprimeur aux cartes de visite, il a bondi hors de sa cave, juste au moment où nous passions, il trimbalait ses deux chiards, devant lui, dans une petite voiture, et des pas très vivants non plus... emmitouflés en billets de banque... Rien que des cent francs... Rien que des faux... C'était sa combine... Le marchand de musique du 34, qui possédait un gramophone, six mandolines, trois cornemuses et un piano, il voulait rien abandonner... Il a voulu tout qu'on emporte. On s'est attelés sur sa vitrine ; tout par l'effort s'est écroulé... Ça fit un énorme barouf ! 

  (...) De la dame immense il pleut des objets partout... Des bibelots volés. Il lui en retombe de tous les plis... Sa garniture se débine... Elle les repique au fur et à mesure... Devant César, le bijoutier, elle s'est rafistolé sa robe, elle s'est recouverte de sautoirs et de perles entièrement fausses... Tout le monde en a ri... Et puis un saladier entier de pierres améthystes qu'elle a semées à pleines poignées à travers la lunette d'en haut... On est tous tournés violet. Avec les topazes de l'autre récipient, elle a criblé le grand vitrage... Tout de suite, tout le monde est devenu jaune... On était presque arrivés au bout du Passage... Y avait foule immense devant notre cortège et ça cavalait fort derrière... La papetière du 86 à qui j'avais fauché tant de crayons, elle se cramponnait à ma culotte... Et la veuve des armoires anciennes où j'avais si souvent pissé, elle me cherchait à fond la biroute !... Je rigolais plus... Le revendeur des parapluies c'est lui qui m'a sauvé la mise, il m'a caché dans son ombrelle.
 (...) En traversant la Place Vendôme, un énorme coup de bourrasque a dilaté la Cliente. A l'Opéra, elle s'est renflée encore deux fois... cent fois davantage !... Tous les voisins comme des souris se précipitaient sous ses jupes... (...) Il fallait pourtant qu'on avance ! Surtout la géante ! La nôtre ! Qu'avait deux planètes pour nichons... (...) En traversant la rue de Rivoli, la cliente a fait un faux pas, elle a buté dans un refuge, elle a écrasé une maison, l'ascenseur alors a giclé, lui a crevé l'œil... On est passés sous les décombres.

  (...) J'ai été longtemps à me remettre. La convalescence elle a traîné encore deux mois. La maladie je l'avais eue grave... Elle a fini par des boutons... Le médecin est revenu souvent. Il a encore insisté pour qu'on m'envoye à la campagne... C'était bien facile à dire, mais on avait pas les moyens... On profitait de chaque occasion pour me faire prendre l'air.
 (Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.100).

 

 

 

 

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        Quand les morts resurgissent.

 Sur les banquettes autour de nous des festoyeurs un peu saouls dormaient déjà. L'horloge au-dessus de la petite église se mit à sonner des heures et puis des heures encore à n'en plus finir. Nous venions d'arriver au bout du monde, c'était de plus en plus net. On ne pouvait aller plus loin, parce qu'après ça il n'y avait plus que les morts.
  Ils commençaient sur la Place du Tertre, à côté, les morts. Nous étions bien placés pour les repérer. Ils passaient juste au-dessus des Galeries Dufayel, à l'est par conséquent. Mais tout de même, il faut savoir comment on les retrouve, c'est-à-dire du dedans et les yeux presque fermés, parce que les grands buissons de lumière des publicités ça gêne beaucoup, même à travers les nuages, pour les apercevoir, les morts. Avec eux les
morts, j'ai compris tout de suite qu'ils avaient repris Bébert, on s'est même fait un petit signe tous les deux, Bébert et puis aussi, pas loin de lui, avec la fille toute pâle, avortée enfin, celle de Rancy, bien vidée cette fois de toutes ses tripes.

 Y avait plein d'anciens clients encore à moi par-ci, par-là, et des clientes auxquelles je ne pensais plus jamais, et encore d'autres, le nègre dans un nuage blanc, tout seul, celui qu'on avait cinglé d'un coup de trop, là-bas, je l'ai reconnu depuis Topo, et le père Grappa donc, le vieux lieutenant de la forêt vierge ! A ceux-là j'avais pensé de temps à autre, au lieutenant, au nègre à torture et aussi à mon Espagnol, ce curé, il était venu le curé avec les morts cette nuit pour les prières du ciel et sa croix en or le gênait beaucoup pour voltiger d'un ciel à l'autre. Il s'accrochait avec sa croix dans les nuages, aux plus sales et aux plus jaunes et à mesure j'en reconnaissais encore bien d'autres des disparus, toujours d'autres... Tellement nombreux qu'on a honte vraiment, d'avoir pas eu le temps de les regarder pendant qu'ils vivaient là à côté de vous, des années... On n'a jamais assez de temps c'est vrai, rien que pour penser à soi-même.

  Enfin tous ces salauds-là, ils étaient devenus des anges sans que je m'en soye aperçu ! Il y en avait à présent des pleins nuages d'anges et des extravagants et des pas convenables, partout. Au-dessus de la ville en vadrouille ! J'ai cherché Molly parmi eux c'était le moment, ma gentille, ma seule amie, mais elle n'était pas venue avec eux... Elle devait avoir un petit ciel rien que pour elle, près du Bon Dieu, tellement qu'elle avait toujours été gentille Molly... Ça m'a fait plaisir de ne pas la retrouver avec ces voyous-là, parce que c'étaient bien les voyous des morts ceux-là, des coquins, rien que la racaille et la clique de fantômes qu'on avait rassemblés ce soir au-dessus de la ville. Surtout du cimetière d'à côté qu'il en venait et il en venait encore et des pas distingués. Un petit cimetière pourtant, des communards même, avec les autres, ils attendaient La Pérouse, celui des Iles, qui les commandait tous cette nuit-là pour le rassemblement... Il n'en finissait pas La Pérouse de s'apprêter, à cause de sa jambe en bois qui s'ajustait de travers... et qu'il avait toujours eu du mal d'abord à la mettre sa jambe en bois et puis aussi à cause de sa grande lorgnette qu'il fallait lui retrouver. 
 (Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1956, p.363).

 

 

 

 

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       La Publique, ou la barque à Caron.    

  Moi, c'est le quai !... et je peux dire, dans le noir !... ça, le tout de même pas ordinaire que je vois : que c'est pas une péniche, du tout !... ah, moi l'extra-voyant lucide !... c'est un bateau-mouche, bel et bien !... que je vois même son nom ! son nom en énormes lettres rouges La Publique et son numéro : 114 !... comment je vois ?... peut-être d'une petite lueur d'ampoule ?... d'une vitrine ?... non !... toutes les devantures sont bouclées !... là, ça je suis sûr ! je regarde, je vois toute la place... et parfaitement La Publique !... à quai... et les allées et venues à bord... des gens par deux... par trois... surtout... par trois... ils viennent d'en haut... le même sentier que nous... il me semble... ils montent sur le bateau... ils parlent à quelqu'un... et ils repartent... je dis : ils parlent ?... je crois... je les entends pas !... je les vois, c'est tout... monter, se croiser... par trois... l'allée et venue par la passerelle... je vois un petit peu leurs figures... je peux pas dire non plus... plutôt leurs silhouettes... oui, certes ! troubles silhouettes... pas nettes... trouble aussi, moi !... moi-même !... eh donc !... qui serait pas trouble ?... j'ai été un peu ébranlé... même vachement choqué !... je veux !... toute l'Europe au cul !... oui, toute l'Europe !... et les amis !... la famille !... à qui qui m'arracherait le plus !... et pas ouf ! les yeux !... la langue !... le stylo !... la férocité de l'Europe !... les nazis étaient pas baisant mais dîtes-moi la douceur d'Europe ?... J'exagère rien... le beau " Mandat " !... et tous les Parquets... j'ai éprouvé certains troubles, j'admets... la preuve, je suis pas très certain de très bien voir ces allées et venues du quai...

 (...) Une main ! une main me touche le bras... je me retourne... quelqu'un !... je vois un personnage, une sorte de chienlit... chienlit gaucho boy-scout, un déguisé, quoi !... (...) Oh ! mais là, d'un coup j'y suis !... ça y est !... je l'embrasse ! c'est lui !... on s'embrasse !...
 " Ah ! c'est toi !... c'est toi ! " On se rembrasse !... c'est La Vigue ! ce que je suis heureux ! La Vigue, là !
 (...) Bien sûr y a longtemps qu'on s'est vus... depuis Sigmaringen... il s'en est passé... Traqués à mort qu'on a été... pas qu'un petit peu !... et en Cour !... ce qu'il a pu être héroïque !... quelle attitude ! je pense la façon qu'il a fait face !... et en menottes !... qu'il m'a défendu !... y en a pas beaucoup !... y a personne !... et la horde chacale plein la salle !... et qu'il a fallu qu'ils l'écoutent !... forcés... que c'était moi le seul patriote !... le vrai patriote !... le seul !... qu'ils étaient eux, baveux, râleux, que venimeux hyènes !
 
De le retrouver là, quai Faidherbe !... La Vigue !... La Vigue !...
 - Parle pas si fort !... Je chuchote  : " T'es du bateau-mouche ? " Je voudrais qu'il me dise... " Oui... oui... Anita aussi !... fais attention parle pas fort... Anita, ma femme... Anita est dedans !... "
D'habitude, je saisis assez vite, mais là c'était beaucoup d'un coup... La Publique, Le Vigan dessus... Le Vigan, gaucho !... à barbe blanche, moi qui le croyais à Buenos-Aires !... en plus, avec une Anita... je la voyais pas cette Anita...
 " Elle est dedans... elle est aide-soutier... tu connais pas le soutier non plus ? - Non ! " Le soutier ? d'où je l'aurais connu ?
 " Mais si !... mais si ! tu le connais !... voyons !... c'est Emile ! Emile de la L.V.F. !... Emile, du petit garage Francœur !... c'est là que t'avais ta moto ! " Il me remuait un peu les idées... ah ! oui !... ah ! oui !... le garage Francœur... la porte cochère... oui !... au fait ! Emile... la L.V.F. !... ma moto... je me souvenais presque... oui !... c'est ça !... il avait raison ! qu'était parti à Versailles... et puis à Moscou !... exact !...
exact !... on avait su !... et puis qu'était revenu de Moscou... la preuve !... mais qu'est-ce qu'il foutait soutier ? là quai Faidherbe ?... La Publique ?... soutier ?... l'Anita avec ! et lui l'admirable La Vigue ?

 Quoi ?... cher Le Vigan !... receveur il me tape, il me secoue sa sacoche, une sacrée besace !... ballante sur le ventre... et qui sonne !... il me montre !... il l'ouvre !... pleine de pièces d'or !... plutôt une gibecière !...
 " Alors, t'encaisses ?
 - Tu parles !... et que du dur ! le dur !... le dur !... la barque à Caron ! tu penses !... "
 Je veux pas avoir l'air étonné... même je trouve ça tout naturel... " Bien sûr !... bien sûr !...
 - La barque à Caron ?... tu sais bien ?
 - Oh ! oui !... oh ! oui !... évidemment !
 - Maintenant tu vois c'est celle-là ! "
(...) Ah ! mais là... juste là !... à peine là, un pied sur le pont... un stentor, une voix ! " Qu'est-ce que vous foutez ?... " et puis des " tu "... " d'où tu sors ? Qui t'es ? " il voit pas l'être !... derrière lui, l'être... il se retourne pas...
 " Je sors de la fosse !... je suis avec eux !
 - Ah t'es avec eux, voyou ! ah ! t'es avec eux, menteur ! saleté ! ah... t'es avec eux ! "
 Et buang ! vrang !... encore son crâne... en plein crâne ! bang ! de quoi il se sert ?... un marteau ? vrang ! il tombe évanoui !... il a pas vu le monstre... pas eu le temps... qui est-ce ?
 " Je suis Caron t'entends ! "
 Il revient à lui... il voit l'être... un formidable !... quelque chose ! il me raconte : au moins trois... quatre fois comme moi !... un Bibendum ! mais la tête, alors, de singe ! un peu tigre ! moitié singe... moitié tigre... rien que son poids il fait tout pencher... tout le bateau !...

 Je me marre comme Emile raconte.
 " Oh ! tu le verras !... pas de quoi rire !... au moins trois, quatre fois grand comme toi !... je te dis ! quand il t'arrangera la tronche ! "
 Mes petits ricanages... lui La Vigue, se tait...
 " Tu le verras !... sa rame dans ta gueule !... tu le verras !... "
 Il me promet...
 " Il leur fend le crâne à l'aviron !... dis !
 - Ah ?.. "
 Comme surpris, je fais... l'aviron de Caron, qu'il veut dire...
 " Tous ceux qui montent, il les arrange, tiens !... hein La Vigue ?... il leur rame dedans... dans le chapeau ! en plein ! il leur godille dedans je te dis !... hein, La Vigue ?
 - Oui !... oui !... "
 La Vigue confirme...
 " Sa façon que personne lui manque !... la loi, quoi !... la loi !... et que ça raque !... te dis !... j'y aurais fait comme j'ai fait : présent ! Emile !... mais les ronds ? j'aurais eu des ronds il me prenait ! pas un pli !... il me finissait ! il m'embarquait ! je lui disais : " Monsieur, voilà l'or !... " Gî ! avec les autres ! avec lui : doulos ! doulos !... tu verras un peu ce qu'il leur file !... ils ont ?... ils ont pas ? vrong ! brang !... ombres ou ombresses ! chichis ?... zéro !... vrong !... les ronds ! mon Amiral !...

 (...) Enfin, une chose... j'étais descendu pour Mme Niçois, son pansement, et je me trouvais embringué dans un de ces mic-macs !... mélimélo... où ça allait ?... c'était tout imaginatif ?... l'Anita, la brune en bleu-de-chauffe ?... l'aide-soutière d'Emile L.V.F. ?... et les êtres là, soi-disant morts, que je voyais très bien défiler, qu'arrêtaient pas... traverser la place ex-Faidherbe... et remonter chercher leur obole ?... et tout ça, hein ?... sans éclairage...
 (D'un château l'autre, Livre de poche, 1968, p.109).

 

 

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