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                                             SES  MEILLEURES  PLUMES  

 

 

 

     Un choix arbitraire s'impose devant la page blanche... Y figureront ceux qui l'ont approché ? Ceux qui ont communié avec sa pensée poétique, ses visions, son voyage intérieur ? Les seuls thuriféraires ?... Les seuls exégètes ?... Il y a bien de ça tout de même.

  Et la liste s'insinue lentement, au fil de la pensée... Pierre MONNIER, Eric MAZET, Marc LAUDELOUT, François GIBAULT, Jacques D'ARRIBEHAUDE, Pierre LALANNE, Paul CHAMBRILLON, Antoine BLONDIN, Maurice BARDECHE, Philippe MURAY, Pol VANDROMME, Pierre LAINÉ... JUGEZ PAR VOUS-MÊME...
 

 

 

                     Maurice BARDECHE.

  Irresponsable, parce que tout chez lui est contradiction. Il mêle tout, le cynisme qu'il affiche et la bonté qu'il cache. Il est un utopiste, il rêve pour les hommes d'un bonheur inaccessible, mais, en même temps, il n'a aucune illusion sur les hommes. Son amour pour eux, sa pitié pour eux sont contredits à chaque instant par ce qu'il voit et décrit.
  Menteur quand il parle, menteur quand il invente, il déteste le mensonge des hommes et dénonce la comédie perpétuelle qu'ils se jouent, il poursuit âprement comme écrivain la vérité : ce qu'il sait des hommes, leur méchanceté, leur sadisme, leur hystérie, la vanité de leur vie.
  Cette vérité si cruelle, si concrète, si brutale, elle gêne, elle offense. Et cette vérité cynique, quand on l'étend à tout, aux régimes comme aux hommes, on ne voit plus ce qu'elle a de généreux, elle provoque la haine.
  C'était une tâche trop lourde pour lui, un fardeau qu'il n'a pas su porter.
 (Maurice Bardèche, Louis-Ferdinand Céline, 1986, in BC n° 411, octobre 2018).

 

 

 

 

 

 

                  ANTOINE BLONDIN  -   Un véritable abandon.


    Si le Tour de France n'était qu'une course cycliste, ce qui ne se vérifie que par intermittence depuis quelques jours, nous prendrions sur nous de parler de la transhumance qui ramène nos cordées de ramoneurs savoyards à quelques centimètres au-dessus du niveau de la baigneuse. Quand une sorte de courant électrique (d'où le nom de coureurs) sillonne les jetées-promenades, on éprouve en général un profond soulagement à voir surgir de l'eau des visages de sirènes prolongés par des queues de peloton, à renouer avec la muraille ruisselante d'un public dont le nombril attentif s'écarquille au passage de rescapés noirauds descendus d'une autre planète, à prendre sa part dans la tornade qui introduit la panique aux terrasses des salons de thé et relègue en bas de plage les éphèbes sculptés dans du pain d'épice.
  Si le Tour n'était que cette compétition ravageuse, en forme de violation de domicile, qui plie la coutume à la loi, nous remettrions à plus tard, à la nuit tombante, le moment de méditer sur cette évidence, déplacée en ces lieux bruissants de colloques d'oiseaux et de refrains d'adolescents, que Louis-Ferdinand Céline ne nous dira plus rien des choses de la vie.

 Mais le Tour est aussi un voyage. Quand l'état de siège s'y relâche, l'état d'âme reprend ses droits. Les tristes nouvelles du siècle nous parviennent. Nos chagrins passent les frontières. Aux douaniers italiens, nous avons dû déclarer, aujourd'hui, qu'il nous manquait quelqu'un. La mort de Céline ne frappe pas ses lointains confrères, elle bouleverse ses lecteurs, son prochain. Par un retour étrange, c'est nous qui avons l'impression de partir avant la fin et qu'on dépouille notre sensibilité. Nous sommes rendus à un mal, qui n'est pas celui du siècle, mais le mal de tous les siècles, et notre écho s'est tu, notre bréviaire s'est fermé. Il va falloir descendre en nous-mêmes pour entendre le chant que nous ne savons pas chanter.

  Céline s'est éteint à Meudon, sur la route des Gardes, au milieu de cette côte, qui est à la fois le calvaire et le paradis des cyclistes. Mais je crois qu'ils s'ignoraient mutuellement. Il avait possédé jadis, quand il était le médecin des pauvres, une monstrueuse motocyclette à laquelle il tenait beaucoup. Ses ennemis y avaient mis le feu, comme on brûle une effigie, en l'occurrence celle du dénuement et du dévouement. Car il pratiquait le sport dangereux qui consiste à aimer les hommes sans le leur dire.

 Bien plus : il n'était membre d'aucun club. Ce routier du bout de la nuit pratiquait en cavalier seul, drapé dans sa houppelande, appuyé sur son bâton, berger généreux et farouche, provocateur et humilié. Il est très honorable, pour tous les gens qui prennent une plume, de penser que l'un des deux ou trois plus grands écrivains du siècle vivait sans ressources et sans avidité, loin des récompenses, sinon livré aux outrages.

 Nous avons appris sa mort dans les faubourgs de Turin, chantiers rocailleux qui eussent arrêté son regard bien qu'un peu trop lumineux. Une clôture plus fragile que les parois d'un cœur - on en percevait le moindre battement - nous séparait d'un hospice semblable à celui où il exerçait autrefois à Courbevoie. Un vol de cornettes d'une blancheur très douce passait et repassait dans la poussière du matin : les petites sœurs invisibles conduisaient au grillage leurs pensionnaires claudiquants, hommes et femmes aux yeux pailletés de naïveté que notre manège comblait de joies gloutonne et qui s'abandonnaient, loin des nuages, à la faveur tranquille de vieillir sans génie.

  Nous attendions de la course qu'elle dissipât notre malaise. Les premières heures furent d'un défilé, scandé par l'apparition régulière des charmantes pagodes de cantonniers aux murs couleur de Cassate. A l'mage de ces monuments, qui prolifèrent dans le Piémont, où l'on voit des bersaglieri moustachus figés dans la position : " Arrêtez-moi ou je fais un malheur ! ", les coureurs semblaient coulés dans le bronze d'une agressivité paisible ; les inscriptions, tracées sur l'asphalte, demeuraient lettre morte ; les " Forza ! " de la route ne rencontraient aucun écho et le peloton aucun clin d'œil.
 L'ennuyeux, disait déjà Céline, à propos de la guerre, c'est que ça se passe le plus souvent à la campagne. Il en va parfois de même du Tour de France. Mais, tout à l'heure, nous nous endormirons face à la mer.
 (Antoine Blondin, L'Equipe, 6 juillet 1961, BC n° 100, janvier 1991, p. 7).

 

 

 

 

 

 

 

                 PIERRE LAINÉ   -   LE MENSONGE.

  Céline a menti dans sa vie privée, dans sa correspondance, dans ses entretiens, dans ses romans, dans son œuvre pamphlétaire. Il a souvent manifesté une mythomanie véritable dans la mesure où il cherchait à fabuler, à simuler la vérité, souvent dans une perspective précise qui rejoint et renforce l'insurrection célinienne
(1). Même si l'objectif de l'écrivain n'apparaît pas clairement (lorsque, par exemple, il désigne une petite place à Edith Follet - Mme Lebon (2)- entre la gare et le domicile de Meudon, vers 1958-1960), et prétend que c'est à cet endroit que sa mère proposait ses tissus et ses dentelles), les excès mythomanes de Céline sont rarement gratuits mais orientés vers un but déterminé.
   Si cette tendance s'insère en grande partie - par la volonté de l'écrivain - dans le processus de révolte et revêt un aspect positif, elle peut également contribuer à la perversion de cette révolte. Dans les pamphlets, le truquage de certains chiffres, des affirmations discutables et quelques falsifications en constituent autant de preuves flagrantes. Au-delà de la finalité qu'il lui attribue, l'écrivain ne partage pas la réprobation commune à l'égard du mensonge ; cette appréciation tient compte du fait que, pour lui, tout le monde ment, et par ailleurs que l'amour-propre n'est pas une vertu cardinale, que la lâcheté a ses grandeurs et favorise souvent une plus grande liberté.
Sur l'Amiral Bragueton, Bardamu le précise, après avoir annihilé l'agressivité de l'officier colonial et subjugué les passagers du salon par ses récits fantaisistes : " Toute possibilité de lâcheté devient une magnifique espérance à qui s'y connaît. " Et Ferdinand le répète au Meanwell College, lorsqu'il évoque la courte honte éprouvée devant Nora : " Mais l'amour-propre c'est accessoire... "

  Quoi qu'il en soit, Bardamu, comme Robinson ou Ferdinand, ou comme Céline lui-même, sont des mythomanes. Ils sont convaincus de cette faculté de sursaut, de révolte que renferme le mensonge. Ils mentent parce que, pour eux, mentir consiste à refuser une morale fondée sur la retenue et la contrainte, celles des déshérités, parce que cela permet d'éviter l'enfermement, assure la participation au jeu de la vie et éloigne la mort.
  Dans un monde moderne où, selon Céline, l'imposture règne, il s'agit de se défendre si l'on ne veut pas être trop exploité. Dès L'Eglise, Bardamu élabore sa philosophie : " La vie, c'est une ivresse, un mensonge. " " Comme la vie n'est qu'un délire tout bouffi de mensonges... ", rappelle-t-il dans Voyage au bout de la nuit, il convient de jouer le jeu, de se battre avec les armes dont on dispose et qui sont celles des puissants, de ceux qui favorisent le mal, des fauteurs de débâcle.

  Tout le monde s'adonne au mensonge, les riches d'abord, qui trompent ceux qui les servent, les patrons qui écrasent les employés, les commerçants de Fort-Gono humiliant les nègres, les officiers galvanisant les soldats avec un patriotisme conduisant aux charniers, le directeur de la compagnie Pordurière, Puta, Lavelongue ou Gorloge. " L'homme c'est la machine à mentir ", affirme Céline dans L'Ecole des cadavres. Ce que l'écrivain répète avec passion, c'est la déplorable influence de l'époque, cet avilissement, cette corruption que la décadence favorise, cette perversité directement liée au monde moderne. Décrivant l'avant-guerre, Céline note : " L'homme il était encore nature, à présent c'est un tout retors [...] maintenant il est roué comme potence, rusé pitre et sournois et vache, il bluffe [...] Il a plus l'âme en face des trous. "
  Les foules mentent : " C'est toujours le toc, le factice, la camelote ignoble et creuse qui en impose aux foules, le mensonge toujours ! " Partout le mensonge s'installe. " Il n'y a plus de vérité ! ", dit Céline dans une lettre à Bendz. Alors qu'il découvre les combines des civils et des militaires dans le Paris de la guerre, Bardamu remarque la
rage de mentir qui s'empare de tous, blessés et " embusqués ", commerçants et responsables : " Bientôt, il n'y eut plus de vérité dans la ville. " Mme Hérote prospère de combines en trafics, Lavelongue imagine toutes les astuces pour renvoyer Ferdinand sans le payer ( " C'étaient des mensonges... " ), les commis agissent de même, les voisins du Passage croupissent dans l'humidité et les médisances : " Alors, ils se montaient des bobards, des entourloupes monumentes... ", et Courtial, " envieux et sournois... ", raconte lui aussi des " bobards " à Ferdinand, aux inventeurs, à sa femme qui le juge : " Un mensonge !... que des mensonges qu'il avait !... "

  Mentir, c'est se révolter, c'est pour le pauvre et l'humilié une revanche, le moyen de sortir de la misère, peut-être de menacer les prérogatives de ceux qui détiennent le pouvoir et la puissance. Cette nécessité de mensonge n'apparaît jamais avec autant d'évidence dans l'œuvre célinienne que lors de la fête à bord de la péniche à laquelle sont conviés Madelon, Robinson et Bardamu :  " On s'en sort des humiliations quotidiennes en essayant comme Robinson de se mettre à l'unisson des gens riches, par les mensonges, ces monnaies du pauvre. "
  Bardamu ajoute qu'il ne pouvait se résoudre à montrer sa vérité à tous ces personnages profitant des bons côtés de l'existence et privilégiés par le destin. Conscient de devoir faire bonne impression, humilié, Bardamu va surenchérir : si Robinson s'est présenté comme ingénieur, lui évoque son cabinet et sa clientèle choisie. Il s'agit de se donner de l'importance, de compenser par un délire mégalomane les difficultés de sa situation et les souffrances subies. Désir de compensation, de vengeance et de révolte né dans cette péniche - scène importante, parce qu'elle oppose deux mondes. Lorsque les invités ont pris le ton canaille qu'il convenait pour entonner " des chansons de pauvres en manières de distraction... ", Bardamu est dégoûté par l'accent distingué : alors, au-delà du mensonge, il laisse apparaître une révolte beaucoup plus violente et absolue, misogyne et méprisante ( " C'est excitant, mais ça vous incite en même temps à trousser leurs femmes rien que pour la voir fondre, leur dignité, comme ils disent... " ).

  Grâce au mensonge, l'homme peut se sortir d'une situation désespérée, acquérir un statut, et il ne doit avoir aucun scrupule : " La honte c'est d'être pauvre... la seule honte !... ", affirme Céline dans D'un château l'autre. Pour faire oublier sa déchéance, la baronne de Caravals, réduite à la promiscuité du passage des Bérésinas, s'invente un château familial, un attelage traversant des domaines et des paysans agenouillés sur son passage ; Mme Héronde, l'ouvrière, a honte de son éclairage au pétrole, mais annonce une nouvelle installation pour les mois suivants ; quant à Clémence, pour donner le change et tenter d'éviter la faillite commerciale, elle colporte ses dentelles ou essaie de placer tous les invendus du magasin : " On sonnait le chaland sous les cascades de bobards... "
  Céline précise dans Les Beaux Draps que dans un monde déserté par la vérité - " il aime que le faux !... " -, dans une société où tout ce qui ne ment pas est honni, traqué, chassé, vomi de haut, haï à mort
(3) ", l'homme doit utiliser toutes les ressources de la mythomanie s'il veut obtenir un minimum de considération. Longtemps, Courtial a pu faire illusion et tenir par ses mensonges et ses impostures le haut du pavé. Céline écrit à Mahé peu de temps avant la déclaration de guerre : " Réussir c'est ruser, tromper la vie. Trompe. Trompe. (4) " L'inhumanité du monde moderne pose un dilemme que reprend significativement le discours de Médan : " L'homme ne peut persister en effet dans une de ces formes sociales, entièrement brutales, toutes masochistes, sans la violence d'un mensonge permanent et de plus en plus massif, répété, frénétique, " totalitaire " comme on l'intitule... "

  Dans une lettre à Garcin datée d'août 1930, Céline demande à son correspondant s'il connaît les travaux de Freud. Et il ajoute : " Votre bonhomme anglais est névrosé à souhait. Tout ceci alimente mon délire, et le jeu est à la mode - Il faut jouer, ou se taire une fois pour toutes. " En mai 1933, il parle de " ces déballages psychanalytiques depuis Freud ". Et encore : " Plus rapide que le chimpanzé pour la bonne branche, et à la pesée donc, voilà l'astuce... "
  Le héros célinien, de L'Eglise aux pamphlets ou aux chroniques allemandes, joue le jeu et élabore un système de défense contre les exploitations qui le menacent ; il se révolte contre la débâcle.

  Dès le retour du front, dans le Paris de la guerre, Bardamu comprend que, pour être bien vu et profiter de tous les avantages possibles, il lui faut s'arranger avec les civils, comme il saisit sur le navire qui l'emmène vers l'Afrique la nécessité des élans patriotiques. Il n'est pas le seul à jouer le jeu, même s'il est plus persuadé que les autres personnages céliniens de l'utilité de son attitude et de la valeur insurrectionnelle qu'elle présente.
  A Topo, Alcide et Grappa jouent aussi le jeu, qu'il s'agisse de rendre un simulacre de justice ou d'entraîner de fantomatiques fantassins dans d'invraisemblables exercices. Dans Mort à crédit, quand Courtial, Irène et Ferdinand sont informés par les gendarmes des larcins de leurs petits pensionnaires, ils adoptent d'emblée la même attitude et jouent le jeu afin de sauver ce qui peut l'être encore : " Le mieux c'était de jouer la surprise, l'étonnement... l'horreur ! On a joué tout ça... "

  Au fil des ouvrages, Céline donne l'impression d'un regret de ne pas jouer ou de n'avoir pas suffisamment joué le jeu. Dès le début de ses Entretiens avec le professeur Y, il fait dire à Gaston Gallimard qui lui reproche son inaction : " Vous jouez pas le jeu ! " Féerie pour une autre fois répète ce regret de n'avoir pas fait ce qu'il fallait pour être riche et adulé. Dans D'un château l'autre, Céline évoque les remontrances de Fernand de Brinon à Siegmaringen : " Que je tenais des propos très libres... que je jouais pas le jeu !... "
  Le souci du jeu explique en grande partie cette attirance pour le théâtre qui caractérise la plupart des personnages céliniens. L'existence devient une immense s
cène sur laquelle chacun s'évertue à jouer un rôle. Au bastion de Bicêtre, du soldat aux infirmières et au professeur Bestombes, tout le monde se donne en spectacle, raconte n'importe quoi, occupe le devant de la scène. " Il fallait en profiter ", " nous jouions tous en somme... ", dit Bardamu à qui son ami Branledore dispute la palme des exploits inventés : " Comme le Théâtre était partout il fallait jouer et il avait bien raison Branledore... il faut prendre le ton, s'animer, jouer, se décider ou bien disparaître. "

  Du théâtre au masque et à la grimace, il n'y a qu'un pas que Céline franchit sans hésitation. Mentir, se révolter consiste également à faire l'éloge de la grimace. Lors de sa visite à l'institut Bioduret-Joseph, Bardamu évoque les vieux savants et comprend leur persévérance à poursuivre des recherches inutiles et les grimaces qu'il leur faut accomplir plutôt que de se résigner à la mort, de même qu'il comprend les " tas de grimaces et les promesses " de l'abbé Protiste qui lutte pour sa vérité et qu'il imagine " tout nu devant son autel ".
  Dans la préface à Voyage au bout de la nuit, Céline souligne encore tous les rôles que l'homme joue pour subsister, ne pas s'avouer vaincu et se défendre contre toutes les menaces, " les grimaces dont il s'est affublé dans le cours de sa vie
(5) ". L'apologie de la grimace apparaît avec la plus grande netteté dans une lettre à Erika Irrgang, écrite peu de temps avant la publication du premier roman et qui a le mérite de résumer précisément la pensée célinienne sur la nécessité pour l'homme de se révolter et de jouer le jeu : " La seule façon de dominer les bourgeois c'est d'être avec eux, au milieu même de leurs grimaces d'honnêteté. Enfreindre leurs règles imbéciles - c'est leur donner d'autres armes contre vous. Ils en ont déjà assez (6). " 

  Parmi les délires mythomanes de Céline, ses opportunismes, ses soucis du jeu, il convient d'évoquer celui d'entre eux qui représente probablement l'exemple le plus flagrant : l'intérêt et l'attitude de l'écrivain pour la psychanalyse, plus précisément les rapports entretenus avec l'œuvre de Freud. Céline a éprouvé un intérêt véritable pour cette œuvre : " Les travaux de Freud sont réellement très importants, pour autant que l'Humain soit important (7). " " Le délire, il n'y a que cela et notre grand maître actuellement à tous, c'est Freud. " Mais je crois aussi que Céline a vite mesuré les limites de la psychanalyse et s'est ensuite montré très critique.
  Dès Voyage au bout de la nuit, l'écrivain introduit la psychanalyse par le truchement de la harangue de Princhard, le déserteur trop lucide, et des discours de Baryton et du professeur Bestombes. De manière significative, Bardamu dit de Princhard, appelé par son supérieur : " Il n'eut que le temps  juste de me passer le brouillon du discours qu'il venait ainsi d'essayer sur moi. Un truc de cabotin. " Dans le portrait ironique que Bardamu trace du professeur Bestombes, il attribue à ce dernier une admiration forcenée pour les psychiatres et les psychologues : " Notre grand Dupré... ", " Un autre de nos grands psychiatres français du siècle dernier, Philibert Margeton... " Il est évident que Bestombes fait le pitre, se gargarise de formules creuses, telle cette " crise de rassemblement des souvenirs " qui doit précéder de peu " la débâcle massive des idéations anxieuses et la libération définitive de champ de la conscience, phénomène second en somme dans le cours du rétablissement psychique ", ou encore lorsqu'il est question de " diarrhée cognitive de  libération ".

  Quant à Baryton, le directeur de l'asile de Vigny, que dit-il ? Que les aliénistes de sa génération étaient moins " dépravés " que ceux d'aujourd'hui, que nul n'essayait d'être " aussi fou que le client ", que " la mode n'était pas encore venue de délirer sous prétexte de mieux guérir ". Il dénonce - et c'est Céline qui parle et s'exaspère - le monde moderne ( " tout s'effiloche ! " ), ainsi que cette méthode qui consiste pour les médecins à " battre la campagne en même temps que leurs malades ", les congrès " modernes " de " ces favoris de la psychiatrie récente " qui ne peuvent que préparer la catastrophe avec leurs " analyses superconscientes... ".
 (...) Même s'il a pu être sensible à certains aspects ou à certaines suggestions contenues dans les analyses de Freud et de ses disciples - ce qu'en tant que médecin il ne pouvait réfuter sans restriction -, Céline a surtout considéré la psychanalyse comme une mode et un jeu nouveau à jouer.

  Dans ce domaine encore, les vingt-huit lettres à Garcin sont éloquentes. Cinq références précises y sont faites à Freud et à la psychanalyse, qu'il s'agisse de " ces déballages psychanalytiques depuis Freud... J'embrasse ma maman et mets du caca partout si cela amuse le public ", ou de ce constat à propos de Freud que " le bonhomme n'est pas sans génie, mais attention aux limites... ", ou encore de cette affirmation que " les psychanalystes vont être ravis, je n'ai pas lésiné ".
  En utilisant l'engouement pour Freud et la psychanalyse, Céline, en jouant le jeu, en cédant à sa manie mythomane, a brouillé une fois de plus les cartes et alimenté sa révolte.
 
 
(1) L'attitude de Céline dans ce domaine est complexe. Quand l'écrivain évoque sa trépanation, il est certain par exemple qu'il cherche aussi à souligner ses souffrances et ses mérites, plus tard à atténuer ses responsabilités dans l'engagement polémique et " politique ".
 (2) Mme Edith Lebon, née Follet, était la fille du docteur Follet. Louis Destouches la connut à Rennes et l'épousa en 1919. Elle devait parfois venir à Meudon, chez Céline et Lucette Almanzor. Cette fois-là, Céline était allé la chercher à la gare et ils revenaient en marchant vers la route des Gardes ; Edith Lebon, qui a bien connu Marguerite Destouches, répondit à Céline : " Non, Louis, pas à moi !... "
 (3) Les Beaux Draps, p. 26.
 (4) La Brinquebale avec Céline, p. 165. Ce qui ne l'empêche pas d'écrire à Lucienne Delforges : " Tu sais que je ne mens jamais, que je ne ruse jamais... " (lettre du 26 août 1935).
 (5) " Qu'on s'explique " (Cahiers Céline). L'image du théâtre et de la grimace apparaît encore lorsque Céline écrit à Garcin : " Il s'agit de faire le pitre, c'est dans mes cordes vous le savez " (avril 1933). " Evidemment dans les interviews j'amuse la galerie, pitre autant que je peux. Mais tout ceci entre nous... " (mai 1933).
 (6) Lettre datée de juillet 1932, citée dans les Cahiers Céline n° 5).
 (7) Lettre à Evelyne Pollet, juillet 1933.

 (Pierre Lainé, Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Joseph Garcin (1929-1938), Ecriture, octobre 2009).

 

 

 

 

 

 


       Entretien avec Marc Laudelout, éditeur du Bulletin célinien
            
                Céline sans chemise brune


  Depuis quelques mois, les moralistes parisiens ont relancé une offensive contre Céline. Fait nouveau : ils ne se contentent plus de décrier ses idées, mais lui dénient aussi toute originalité littéraire, en même temps qu'ils criminalisent ses admirateurs. En réponse à cette nouvelle vague d'intolérance, nous avons demandé à Marc Laudelout, directeur du Bulletin célinien, un point sur l'histoire et l'actualité des études céliniennes.

  On assiste depuis quelques mois à une nouvelle offensive anticélinienne qu'illustrent, par exemple, les ouvrages de Hanns-Erich Kaminski (Céline en chemise brune, une fois de plus réédité et abondamment commenté) ou de Jean-Pierre Martin (Contre Céline). Un chroniqueur de la presse parisienne (Gilles Tordjman, pour ne pas le nommer) a même été jusqu'à écrire qu'il était temps d' " en finir ", non seulement avec Céline, mais encore avec les céliniens. Quelles sont, selon vous, les motivations et les effets de ce retour d'intolérance et d'hostilité envers Céline ? La " malédiction " célinienne, est-elle appelée à franchir indéfiniment les générations ?

  Marc Laudelout : Il est vrai que, ces derniers temps, Céline a davantage été dans l'actualité pour les ouvrages hostiles que l'inverse.. Tout se passe comme si le fait d'être de plus en plus reconnu comme l’un des écrivains majeurs de ce siècle indisposait grandement des gens qui ne peuvent tolérer de voir ainsi consacré quelqu'un qui, à leurs yeux, est tout sauf recommandable. Le simple fait que Céline fasse l'objet de quatre volumes dans la Pléiade suscite la hargne de pions qui lui font un procès entaché d'idéologie.
    D'une certaine façon, Céline a, depuis sa mort, constamment suscité des réactions de ce genre. La nouveauté, c'est que ses actuels détracteurs en arrivent, comme Jean-Pierre Martin, à vouloir réduire son importance littéraire, à lui dénier la qualité de romancier véritable, bref, à considérer que la place qu'il occupe aujourd'hui dans la littérature est une imposture. On se doute que ces professeurs de lettres n'encouragent guère leurs étudiants à découvrir Céline, mais essayent plutôt de les en détourner. À confondre moralisme et esthétique, on en arrive à tenter d'opposer vainement Céline à d'autres écrivains de la " modernité ", comme Michaux, Beckett ou Ponge, considérés comme plus qualifiés parce qu'ayant été résistants ou, en tout cas, antifascistes. Tout cela est puéril et n'empêche pas le succès de Céline auprès de nouvelles générations, qui n'ont cure de ces mises en garde. S'il fallait exclure de la littérature tous les écrivains qui ont " mal pensé ", il n'y aurait plus grand monde. De Flaubert à Genet, en passant par Dostoïevski, Cioran ou Morand, nombreux sont les écrivains coupables d'avoir eu des idées " politiquement incorrectes ", comme l'on dit aujourd'hui. Cela étant, il est clair que ces attaques ont pour conséquence de donner de Céline l'image d'un militant, ce qui ne correspond absolument pas à la réalité. Il n'a jamais fait partie d'aucun groupe politique et, comme il le disait lui-même, n'adhérait à rien sinon à lui-même. Après la guerre, Céline pensait que l'opprobre dont il était l'objet n'aurait qu'un temps – il citait la sœur de Marat : " Ce sont là turpitudes humaines qu'un peu de sable efface " -, mais il faut bien constater que plus on s'éloigne de la fin de la guerre, plus les passions nées de celle-ci, au lieu de s'apaiser, vont au contraire en s'accentuant puisqu'en France, notamment, on se plaît à les raviver. Dans cette perspective, Céline n'a pas fini de susciter les anathèmes de toute nature. On s'éloigne ainsi de ce qui est l'essentiel chez cet écrivain: la révolution esthétique qu'il s'est proposé de mettre en œuvre.

  Depuis son irruption dans la littérature française avec Voyage au bout de la nuit, Céline est sans doute l'un des auteurs de notre siècle qui a suscité la plus abondante bibliographie critique. À quoi tient, selon vous, ce phénomène ? Pourquoi cette vague ininterrompue d'ouvrages sur Céline ?

 Marc Laudelout : Cela tient tout simplement au fait qu'il est vraiment perçu comme un " contemporain capital ", pour reprendre une formule utilisée naguère pour Gide. L'œuvre de Céline est considérable et tout à fait en phase avec son époque. Il a vraiment inventé une forme de narration différente, de telle sorte qu'on peut dire qu'il y a un " avant Céline " et un " après Céline ". Il se distingue aussi des romanciers de son époque par l'aspect résolument lyrique de son écriture. Et le personnage retient l'attention dans la mesure où il est complètement atypique dans sa génération : ce n'est ni un intellectuel, ni un littérateur comme les autres. Il a aussi soutenu cette gageure de réussir une œuvre à la fois tragique et comique. Ce n'est pas si fréquent. J'ajouterai que ce grand fauve fascine par sa destinée tumultueuse et l'image haute
en couleurs qu'il a donnée de lui-même.
  Son œuvre est tellement riche qu'elle se prête à de multiples interprétations, ce que ne manquent pas de faire les exégètes. Cela dit, il faut relativiser : je ne suis pas certain qu'un Camus, pour ne citer que cet exemple, n'ait pas suscité autant, sinon davantage, d'ouvrages critiques et autres travaux universitaires. Et si l'on dénombre les thèses, on peut dire que Proust bat Céline de plusieurs longueurs, la différence étant peut-être que les ouvrages sur Céline connaissent un retentissement plus important.

  Le public célinien semble relativement composite, et j'y discernerai au moins trois catégories: les " célinologues ", qui s'intéressent exclusivement à l'œuvre et à son originalité dans l'histoire de la littérature, les " célinophiles ", qui apprécient Céline tout en conservant parfois une distance critique à l'égard de tel ou tel aspect de sa personnalité ou de ses écrits, et enfin les " célinomanes ", qui adhèrent sans retenue aucune au style, à la psychologie et au destin de l'auteur de Mort à crédit. Cette dernière catégorie est d'ailleurs la plus singulière, car il est peu d'auteurs qui aient suscité une telle ferveur.   Plus exactement, il est peu d'auteurs dont l'œuvre soit considérée comme une " totalité " transformant littéralement son lecteur en " adepte ". Cette distinction des publics céliniens, vous paraît-elle fondée et quel jugement portez-vous sur ces trois catégories ?

 Marc Laudelout : Cette distinction me paraît un peu arbitraire, les " célinologues " étant pour la plupart également " célinophiles ". Tous ceux qui ont travaillé sur l'œuvre de Céline ont au moins un point commun : ils admirent l'écrivain et éprouvent une véritable délectation à le lire. Cela vaut pour des chercheurs n'ayant pas forcément les mêmes convictions politiques, comme Henri Godard, Anne Henry, Jean-Paul Louis, Frédéric Vitoux, Philippe Alméras, pour ne citer que ceux-là. Si tous n'ont pas, loin s'en faut, une franche admiration pour l'homme, au moins se retrouvent-ils sur l'attachement à l'œuvre. Ils se distinguent en cela des nouveaux commentateurs que j'évoquais tout à l'heure, qui, eux, n'ont de toute évidence aucun plaisir à lire Céline ! Encore faut-il distinguer parmi les exégètes ceux qui préfèrent écarter les textes sulfureux de leur champ d'analyse, et les autres qui tiennent à appréhender Céline dans sa globalité. Cela étant, il est assez fascinant de constater que des personnes éprouvant une franche détestation pour l'homme lui ont consacré tant d'années d'études et de recherches.
  Il y a là une relation ambivalente assez curieuse à observer. Parmi ceux que vous appelez " célinomanes ", il faut distinguer les inconditionnels de l'œuvre et les inconditionnels de l'homme, qui sont tout de même beaucoup plus rares. Sartre a, lui aussi, suscité ceux que l'on appelle les " sartrolâtres ". Toute œuvre célèbre engendre ses fanatiques. Si l'on admire Céline, il va de soi que l'on ne doit pas pour autant se sentir obligé d'adhérer à tout ce qu'il a écrit sur le plan politique. Ceci dit, il y a aussi des célinomanes tout à fait présentables : je songe à ces bibliophiles qui collectionnent toutes les éditions du grand homme et qui tiennent à avoir chaque édition originale munie de la bande annonce qui l'accompagnait. Ils y attachent d'autant plus de prix que Céline était l'auteur du texte y figurant. Ainsi, celle accompagnant Bagatelles pour un massacre était : " Pour bien rire dans les tranchées ", ce qui montre assez, soit dit en passant, sa volonté de prévenir un second conflit mondial.

 Les " idées " de Céline ont été rattachées à de nombreuses filiations : les uns y voient un héritier des hébertistes et des sans-culottes, les autres un anarchiste. Et, bien sûr, beaucoup discutent de la " centralité " du racisme et de l'antisémitisme dans ses écrits : accident de parcours, conséquence particulière d'une misanthropie plus générale, ligne conductrice d'une pensée fondamentalement biologisante et hygiéniste, obsession pathologique, etc. Y a-t-il donc une " politique célinienne " et quelle interprétation vous en semble la plus juste ? Littérature et idéologie, sont-elles indissociablement liées chez Céline ?

 
Marc Laudelout : Si l'on veut réduire Céline à une étiquette, on est sûr de faire fausse route. C'était un être complexe, pétri de contradictions, à la fois de gauche (voir son discours social, y compris sous l'Occupation) et de droite (son côté patriote et cocardier, par exemple – caractéristiques qui, au fait, n'ont pas toujours été de droite). Son " racisme ", dont l' " antisémitisme " est une composante, n'est pas simple à expliquer, car il n'a pas forcément le même sens que celui partagé par ses contemporains. L'acception même des mots a parfois changé. Qui peut comprendre ce que veut dire Céline lorsqu'il s'écrie : " L'art n'est que Race et Patrie ! Voici le roc où construire ! Roc et nuages en vérité, paysage d'âme " ? Il est vrai que ce " racisme " constitue en quelque sorte le fil rouge de son œuvre, puisqu'il apparaît jusque dans les romans de la fin. Mais, dès lors que l'on appréhende l'œuvre sur un strict plan littéraire, cet aspect n'est tout de même pas primordial.
  À force de mettre cela en avant, on passe, à mon sens, à côté de l'essentiel : tout l'aspect métaphorique et poétique d'une œuvre qui est avant tout placée sous le signe de l'émotion pure, bien davantage que sous celui des idées. Certes, on n'en a pas fini de gloser sur le " racisme " célinien. Mais affirmer, comme le fait un certain spécialiste, que dans le cas de Céline " seuls l'intéressaient chez l'individu, ses gènes et cellules ", m'apparaît pour le moins réducteur. Même s'il est exact que la pensée de Céline est, dans ce domaine, le reflet de l'air de son temps, issu du siècle dernier où l'on accordait beaucoup d'importance au concept de la race. Ainsi, L'Histoire de l'art d'Élie Faure, que Céline admirait, est, elle aussi, fondée sur une vision " raciste ".
  Il n'en est pas moins évident que nombreux sont les céliniens qui auraient préféré que, sous l'Occupation, Céline mît une sourdine à ce qui apparaît alors nettement comme une obsession. Mais là aussi, il y a une évolution entre Bagatelles pour un massacre et ce qui a suivi. Pierre Gripari a pertinemment évoqué la teneur de ce livre publié en 1937 : " La partie anti juive, violente, brillante, extrêmement drôle, ne constitue nullement un appel au meurtre. Elle appartient, très banalement, à ce qu'on appelle aujourd'hui la littérature anticolonialiste. [...] Son motif unique, c'est un refus horrifié de la croisade antifasciste, de cette guerre civile européenne qu'on est en train de nous préparer sous couleur de Front populaire, avec tout le camouflage d'optimisme et de progressisme bêtifiant que l'on retrouve dans les films français des années trente. Cette guerre, prophétise-t-il, ne sera qu'une guerre juive, faite pour le seul profit des Juifs et de staliniens. Nous autres, indigènes d'Europe, nous n'avons rien à y gagner, et tout à y perdre ".
   On ne peut pas comprendre ce livre si on ne le replace pas dans le contexte de l'avant-guerre : pour une grande part, il s'agit véritablement d'un écrit de circonstance.
S'il fallait absolument définir Céline, je le verrais assez en homme ayant à la fois des préoccupations sociales liées à son esthétique et le goût d'un certain ordre naturel, fondé sur une tradition très française bien antérieure à la Révolution, Céline lui-même étant à la fois profondément mystique et athée, misanthrope et altruiste, pacifiste et violent dans l'expression de sa pensée. Ce Gémeau avait de multiples facettes, et il n'est pas aisé de l'enfermer dans un quelconque carcan, car l'on trouve aussitôt des éléments qui le contredisent.

  La personnalité de Céline n'a pas provoqué moins de controverses que ses idées. Là encore, on trouve le discours les plus contradictoires : le médecin des pauvres au cœur généreux s'oppose au " salaud " geignard et lâche. La récente publication de sa correspondance avec Gaston Gallimard révèle un individu plutôt mesquin et obsédé par l'argent (il est vrai qu'il en manqua parfois cruellement). Et Bardèche, en son temps, n'avait pas été tendre envers Céline, alors que l'on aurait pu s'attendre à plus de pondération. Pour votre part, comment jugez-vous l'homme, si tant est qu'il vous paraisse intéressant de le juger autrement que par son œuvre ?

  Marc Laudelout : Les génies sont rarement des personnalités convenables. Et Céline ne fait pas exception à la règle. Dire qu'il était facile à vivre dans le quotidien serait assurément une contre-vérité. La vérité se situe entre les deux: " ni saint ni salaud intégral " me paraît une bonne formule. Il est clair qu'il ne s'est pas toujours conduit de la façon la plus élégante qui soit avec ses amis, dont Marcel Aymé, qui lui voua pourtant une amitié indéfectible. Mais il ne faut pas tomber dans l'excès inverse et ne s'attacher qu'à l'image faussée qu'il a volontairement donnée de lui-même. Bardèche, lui, ne peut pas comprendre, par exemple, l'écœurement de Céline face à l'équanimité de Brasillach envers le procureur qui l'a condamné à mort. Il y a là une incompatibilité majeure entre deux tempéraments diamétralement opposés. Quand à sa " lâcheté " présumée, j'ai toujours envie de rappeler, sans vouloir le défendre, qu'en 1914, il s'est porté volontaire pour une mission très dangereuse, ce qui lui valut d'être grièvement blessé et d'être décoré de la médaille militaire. Un lâche se comporte-t-il de cette façon ? En outre, si Céline avait été tel, il n'aurait jamais pris les positions que l'on sait dans le contexte périlleux de l'avant-guerre. On peut certes lui reprocher ce qu'il a écrit , mais certainement pas d'avoir été timoré ou pusillanime. Même attitude sous l'Occupation à l'égard des Allemands eux-mêmes, qu'il ne ménageait pas : certains de ses amis jugeaient d'ailleurs son attitude provocatrice et par là même très imprudente.
  Pour le reste, il était conscient de sa valeur littéraire et n'a guère transigé avec ses éditeurs qui n'ont finalement pas eu à se plaindre, sur le plan financier, d'avoir publié ses livres. Il a toujours eu des relations conflictuelles avec ses éditeurs, car il ne se satisfaisait pas des conditions généralement faites aux auteurs. Avec Gaston Gallimard, c'est après tout normal que Céline se soit entretenu d'argent, puisque c'était son éditeur. Farouchement attaché à son indépendance, Céline accordait de l'importance à l'argent, car c'était pour lui le moyen de sauvegarder sa liberté... Marcel Aymé disait que " Céline n'avait pas le sens de l'argent, où plutôt, il ne l'avait qu'au niveau des nécessités quotidiennes ".
   D'ailleurs, est-on bien sûr que Gaston Gallimard ait été victime de l'avidité de Céline ? Un célinien avisé, Jean Guenot, relève ceci pour la période allant de 1951 à sa mort : " Dix ans de dévaluations et aucun rajustement de la mensualité à mille francs. L'ouvrier en écriture Destouches s'est fait avoir comme un prolétaire solitaire. Il fallait exiger l'indexation de la mensualité sur le traitement, par exemple, de l'agrégé en fin de carrière ".
Et voilà ce qui est drôle : lorsque Céline réclame dans les années cinquante le Prix Nobel de littérature et son entrée dans la Pléiade, cela sonne comme une vaniteuse incongruité. Aujourd'hui, cela apparaît comme une évidence.

 On sait que la publication des " pamphlets " de Céline n'est pas interdite par la loi, mais empêchée par la volonté de sa veuve. Qu'en pensez-vous ? Ces textes " mythiques ", dont on ne compte plus les éditions pirates, ont-ils une place singulière dans les écrits de Céline ? Que vous inspirent les propos de ceux qui refusent de séparer les jugements moraux et esthétiques et qualifient en conséquence de " monstrueuse " l'hypothèse d'une réédition des pamphlets ?

  Marc Laudelout : L'œuvre de Céline constitue une totalité. Vouloir en écarter trois livres pour des raisons de bienséance est une absurdité. D'autant plus que, sur le plan strictement littéraire, un livre comme Bagatelles pour un massacre n'est pas médiocre. Le talent polémique de Céline s'y déploie de manière extraordinaire, comme l'avaient d'ailleurs reconnu André Gide, Charles Plisnier ou Marcel Arland à l'époque. En d'autres termes, Bagatelles n'est pas à l'œuvre de Céline ce que Le péril juif est à l'œuvre de Jouhandeau. Céline y dénonce bien d'autres choses : le régime en Union Soviétique, la standardisation du livre, le règne mercantile de Hollywood, la mainmise de l'idéologie sur les arts, pour ne citer que ces aspects-là. Et c'est aussi dans ce livre qu'il défend sa conception esthétique, qui sera reprise plus tard dans les fameux Entretiens avec le professeur Y.
  Le vrai " scandale Céline ", c'est peut-être que Bagatelles pour un massacre constitue malgré tout un de ses meilleurs livres. Je veux dire par là qu'il est superbement écrit, d'une drôlerie extraordinaire, comme le reconnaissent d'ailleurs aujourd'hui certains esprits libres comme Philippe Sollers. Après guerre, pour des raisons de commodité, Céline s'était, il est vrai, opposé à la réédition des pamphlets, y compris le libelle anticommuniste Mea culpa. Mais est-ce respecter sa volonté que d'autoriser à plusieurs reprises la réédition de ce texte-là, et non des autres ? On aboutit ainsi à cette situation paradoxale que, dans la septième livraison des Cahiers Céline, la préface à une réédition de L'École des cadavres est accessible, mais pas le livre lui-même. Et croit-on respecter la volonté de l'auteur en autorisant la publication des lettres aux journaux de l'Occupation, mais pas Les Beaux draps qui datent de la même époque ? En fait, exercer une censure sur cette part de l'œuvre, qui est par ailleurs commentée dans de nombreux ouvrages, ne semble pas très cohérent.
  Pour conclure, je rappellerai que publier ne veut pas dire approuver. Et que donner à certains textes sulfureux l'attrait de l'interdit n'est pas forcément judicieux. Une réédition dans une collection comme les Cahiers Céline en donnerait, en outre, un aspect documentaire qu'on ne pourrait confondre avec quelque provocation malsaine. J'ajoute que, de même qu'on peut lire Sade sans devenir sadique, on peut lire Céline sans pour autant épouser ses idées. Le lecteur doit être considéré comme un adulte et n'a pas besoin, il me semble, de censure préalable.

  Vous avez lancé Le Bulletin célinien voici maintenant seize ans, et vous le publiez avec une régularité exemplaire (les journaux d'amicales littéraires montrent rarement une telle constance !). Pouvez-vous nous dresser un historique rapide de cette aventure éditoriale, en précisant notamment quelles étaient vos motivations à l'origine et quel bilan (d'étape) vous en dressez aujourd'hui ?
 
 Marc Laudelout : Avant de créer Le Bulletin célinien, j'ai fondé, en 1979, La Revue célinienne, périodique semestriel qui regroupait des témoignages et des études. Trois numéros ont paru, dont un numéro double en 1981, à l'occasion du vingtième anniversaire de la mort de Céline. Ensuite, j'ai édité, sous l'égide de La Revue célinienne, trois essais de mon compatriote Pol Vandromme sur le monde romanesque célinien. Ces livres ont été récemment réédités en un volume à L'Âge d'Homme sous le titre Céline & Cie. Dans mon esprit, il s'agissait de mieux faire connaître une œuvre méconnue, en dépit des apparences, et de faire partager une passion littéraire peu commune.
 La vocation première du Bulletin, c'est de rendre compte de l'actualité célinienne dans le monde (publications, colloques, articles de presse, émissions, adaptations théâtrales, etc.) : le fait qu'il soit mensuel - et c'est son originalité – me permet d'informer avec régularité et rapidité nos abonnés de tout ce qui concerne Céline. Nous publions aussi des inédits (correspondance), des documents et des articles de fond sur tel ou tel aspect de l'œuvre, et nous avons en projet un site sur Internet qui sera une sorte de synthèse de tout ce qui existe de et sur Céline.
  Le Bulletin constitue, en fait, un lien entre les aficionados qui se réunissent une fois par an au cours d'une Journée Céline organisée à Paris. Si j'en juge par l'attachement, renouvelé chaque année, des abonnés du Bulletin, il a sa raison d'être. Ne bénéficiant d'aucune subvention ni de publicité payée, il est totalement libre de commenter l'actualité célinienne comme il l'entend. Et, comme cette actualité est aussi faite d'ouvrages hostiles à Céline, je m'efforce de plus en plus d'introduire le débat au sein même du Bulletin. C'est dire si les détracteurs de Céline ont l'occasion de s'y exprimer. Certains lecteurs me font d'ailleurs amicalement grief de mon libéralisme en la matière. Mais Le Bulletin n'a pas pour vocation d'être un organe hagiographique destiné aux fidèles d'un culte célinien univoque. Céline a des amateurs à gauche comme à droite. Et cette variété se retrouve aussi dans le lectorat du Bulletin, ce qui ne nous empêche pas de réagir aux déformations caricaturales dont l'œuvre célinienne fait l'objet.

  Quels sont, par ailleurs, vos rapports avec la Société des études céliniennes et le groupe des rédacteurs de L'Année Céline ?

  Marc Laudelout : À dire vrai, nous n'avons aucun rapport avec la Société des études céliniennes. Cela ne m'empêche pas d'avoir de bonnes relations personnelles avec son président, l'avocat François Gibault, qui est, par ailleurs, le conseil de la veuve de Céline. La démarche de la SEC est différente de la nôtre dans la mesure où, s'adressant uniquement à des universitaires, elle envisage, de manière un peu austère, Céline comme objet d'études lors de ses colloques.
   La réunion que Le Bulletin célinien organise chaque année se veut plus conviviale, plus chaleureuse, alternant les moments de réflexion et d'émotion. Nos lecteurs sont forcément des passionnés. Même s'ils n'adhèrent pas à tout ce que Céline a pu écrire, certains d'entre eux n'en éprouvent pas moins une sorte de compassion, et même de respect, pour celui qui leur apparaît comme un géant en littérature injustement malmené par ses contemporains, qui en donnent aujourd'hui une image réductrice et biaisée. Je me rends compte que cette attitude peut paraître choquante pour certains, mais je crois que cela correspond à une réalité.

  Et L'Année Céline ?

  Marc Laudelout : Même chose pour ce qui est de l'équipe rédactionnelle de L'Année Céline, que nous ne considérons absolument pas comme des concurrents, mais comme étant complémentaires. L'Année Céline reprend d'ailleurs des textes ou des informations que nous avons édités en exclusivité. Toutes ces initiatives parallèles témoignent de l'engouement pour une œuvre exceptionnelle qui a marqué le siècle.
  Je souscris d'ailleurs entièrement à ce qu'écrivent Jean-Paul Louis et Henri Godard dans la dernière livraison de leur revue : " Le regain d'hostilité contre Céline qui s'est développé depuis le début de l'année 1997 à travers les livres et les médias rend plus que jamais nécessaire un travail comme le nôtre. Cette hostilité revient toujours en définitive à dénier une qualité littéraire à tout ou partie d'œuvre de Céline, romans compris, pour ne plus en voir en lui qu'un représentant de l'idéologie raciste qui a ces derniers temps repris une présence dans notre actualité. Il revient à tous ceux qui croient en Céline écrivain de faire en sorte que la force de cette œuvre et son apport à la littérature de son temps ne soient pas occultés ". C'est exactement mon point de vue.

 (Propos recueillis par Charles Champetier, louisferdinandceline.free.fr/bulletin)
 

 

 

 

 

 

 

                 Pol VANDROMME.

  La chronique fantastique est la tentation même de l'art célinien. Voir grand, voir loin, voir ce que les autres ne pressentent même pas, et d'une façon qui transforme les petits faits vrais en un théâtre extravagant : il n'a pas d'autre projet, ni d'autre ambition.
 
Dans Normance, il passe aux aveux, posant le principe de sa théorie, la définissant, puis l'illustrant d'un exemple pris sur le vif : " Mais c'est un monde ! vous écrierez ! Certainement ! je suis bien d'accord ! vérité de vrai ! Je vous ai dit : je mentirai rien... les phénomènes surnaturels vous outrepassent, et c'est tout ! les chroniqueurs sans conscience rapetissent, expliquent, mesquinent les faits ! Oh, votre serviteur... du tout ! le respect des somptuosités !... je vois Jules qui reprend ses bordées... en même temps qu'il s'adresse aux nuages ! en gestes ! en orchestre ! je vous raconte... à deux cannes maintenant !... il dirige... faudrait que Lili traverse les flammes pour aller lui porter à boire ?... quoi à boire ? il a qu'à boire du feu un peu ! les cascades du ciel ! "

  Céline fait tourner les êtres, dans le sens où l'on dit : faire tourner les tables. Les adeptes du théâtre élizabéthain pratiquaient en tortionnaires. Pour qu'un homme dégage son odeur, déclarait l'un d'entre eux, il faut qu'on le broie. Céline corrige la formule : il faut qu'on l'affole.
 Surtout, qu'on n'aille pas se le figurer en grand prêtre d'une secte occultiste. Interpréter les énigmes des oracles, transcrire la parole des dieux, ce n'a jamais été son affaire. Le meilleur moyen d'affoler les hommes, c'est encore d'affoler leur langage. L'académisme leur avait désappris l'usage de ce bonheur d'expression, en aplatissant et en rendant inerte tout ce qui passait à sa portée. De ce carcan qui les paralysait, Céline les débarrasse. Un homme nouveau sort d'un langage nouveau. L'écriture de Céline restaure ce qui avait été aboli par la dictature des littérateurs exsangues. Ce qu'il nomme " sa petite musique ", c'est le grand chant des origines : la montée des sèves et des marées, leur bouillonnement, leur fracas.

 " Au commencement était l'émotion " ; " La vérité de ce monde c'est la mort ". Ces deux maximes sont les phrases clefs et Céline va de l'une à l'autre. Le langage chez lui a une fonction rédemptrice : sauver la littérature en la restituant à l'intégrité de sa vie sensible et fondamentale ; sauver le monde en mettant l'homme en face de sa misère pour qu'il la prenne enfin en horreur. Il faut aller au bout de sa nuit pour courir la chance d'accueillir son matin profond. De même, il faut que les mots pèlerinent dans des pays impulsifs et déraisonnables pour qu'on puisse éprouver encore leur saveur et leur animalité.
  Céline s'est souvent expliqué là-dessus. Il y a dans Bagatelles pour un massacre, noyé dans les fureurs et les invectives antisémites, un traité de style, un manifeste aussi révolutionnaire pour l'histoire des lettres que la préface de Cromwell. Mais c'est peut-être dans sa correspondance avec Milton Hindus, familière et savante, qu'il a le mieux dit sa préoccupation : " Mon apport aux lettres françaises a été je crois ceci, on le reconnaîtra plus tard, rendre le langage français écrit plus sensible, plus émotif, le désacadémiser - et ceci par le truc qui consiste (moins facile qu'il y paraît) en un monologue d'intimité parlé mais TRANSPOSE - Cette transposition immédiate spontanée voilà le truc - En réalité, c'est le retour à la poésie spontanée du sauvage. Le sauvage ne s'exprime pas sans poésie, il ne peut pas. Le civilisé académisé s'exprime en ingénieur, en architecte, en mécanisé, plus en homme sensible. Resensibiliser la langue, qu'elle palpite plus qu'elle ne raisonne - TEL FUT MON BUT - Je suis un styliste, un coloriste de mots mais non comme Mallarmé des mots de sens extrêmement rares - Des mots usuels, des mots de tous les jours ".

  Lorsque Céline ordonne aux faits de circuler dans ses chroniques, il sait bien qu'ils n'en sortiront pas intacts. Ce qui restera d'eux, ce seront des apparences. Un peu ce qu'est une fiche de signalisation à un personnage de chair et de sang. Céline n'est pas un reporter : il transpose ce que les écrivains naturalistes se contentent de rapporter, et cette transposition s'opère par l'effet d'une langue qui empourpre les mots, qui les encolère, qui les défoule, qui les fait danser, - de joie, de désespoir, de rire, de rage, mais danser sur un rythme d'un entrain irrépressible et avec une mise en musique de sentiments qui éclaireront comme des fanfares. Les faits n'intéressent le chroniqueur Céline que dans la mesure où ils suscitent et prolongent en lui des échos fabuleux, où ils répandent des ondes qui baigneront le rêve et le mystère. Il n'y a pas de réel. Il n'y a que la forme et l'accent que Céline lui donne.

  [...] Les chefs-d'œuvre, qui embrasent la mémoire, anéantissent toujours la petite banalité anecdotique d'où ils sont sortis. L'imagination qui scrute et qui traque, l'inconscient qui se libère, la violence qui décape, la pourriture qui remonte à la surface des marais, l'indignation qui chante et le rire qui lacère, un alphabet nouveau qui aide à fréquenter toutes les cartes (celles du tendre aussi bien que celles des égouts) comme jamais on ne l'avait fait, la société à ciel ouvert et le mystère en pleine lumière : voilà ce que le souvenir recueille.
  Au départ, le Rouge et le Noir, ce n'est qu'un fait divers minable que les journaux spécialisés hésiteraient aujourd'hui à publier. A la fin, le fait divers, brassé et trituré par ce que le génie proliférant d'un écrivain y ajoutait, s'est évanoui, et nous lisons une histoire d'un romanesque fou, d'une révolte au moins aussi folle. Il y a le regard d'un auteur, il y a sa voix, et il n'y a rien d'autre. Nous ne nous souvenons plus de l'article de journal qui, apparemment, a tout déclenché.

  Ce dynamitage de l'anecdote initiale est plus indispensable encore lorsqu'on essaye d'affoler les mots et la vie, de briser non seulement le cadre d'un récit mais aussi la syntaxe et le vocabulaire des sous-préfets de lettres. Pour cette esthétique, note à bon droit Céline, tout n'est pas transposable. Communiquer l'émotion dans sa brusquerie et dans sa brutalité, défier ainsi les simulacres des dévotions, c'est littérairement l'entreprise prométhéenne même. On ne peut la mener de front et à terme sans des intermédiaires. Il faut, remarque Céline, des sujets " à vifs ". A vif, comme ces plaies qui rongent les chairs, qui les mordent, et qui font crier.

  Ce qui est vrai des sujets, on doit le dire aussi des personnages. Tout est à vif chez Céline, les mots, les faits, les visages qui hantent les uns et les autres. Dans ce registre - humeur nue, nerfs broyés - aucun personnage n'est plus exemplaire, et exemplaire jusqu'à la caricature, que Le Vigan. Pressé, fiévreux, haletant, et pathétique avec cela en raison de ce que l'on devine en lui de vulnérable et même de démuni, toujours en difficulté avec lui-même - ce qui, selon Alain, trop bon prince en l'occurrence, et confondant la condition nécessaire avec la condition suffisante, est le signe même de la sainteté. Sainteté de l'angoisse. Sainteté de la détresse. Sainteté de ces yeux immenses, couleur de puits. Sainteté de ces corps qui émergent de la Seine, près des quais entre chien et loup.

  Un si bon sujet, et si conforme, était sans doute à l'avance un personnage célinien. Mais il fallait encore qu'il le devînt vraiment et pour cela que Céline le transposât selon la convenance même de sa création romanesque. Nous sommes à cent lieues d'une reproduction, c'est-à-dire d'une ressemblance littérale. Céline ne photographie pas Le Vigan ; il le peint. Et, comme toujours avec les grands artistes, la peinture nous en apprend davantage sur le peintre que sur son modèle.
 (Pol Vandromme, Céline et Cie, L'Age d'Homme, 1996, p.65).

 

 

 

 

 

 

               Philippe MURAY.

  Il faut également situer les pamphlets de Céline dans la sinistre et longue histoire de l'antisémitisme littéraire qui commence avec le Moyen Age chrétien déclarant la guerre au " peuple déicide ". Céline qui n'a hérité sa langue de personne, hérite parfaitement de Luther et de son ordurier Contre les Juifs et leurs mensonges, ou de ces vers de Racine dans Esther : " Il fut des Juifs. Il fut une insolente race. / Répandus sur la terre, ils en couvraient la face. " Ou de Kant : " Le judaïsme, comme tel, pris dans sa pureté, ne contient absolument aucune croyance religieuse (...) il a exclu le genre humain entier de sa communion. " Ou de Fichte : " Une nation puissante et hostile, en guerre perpétuelle avec toutes les autres et qui, dans certains Etats, opprime durement les autres citoyens. " Hegel : " l'esprit infini n'a pas de place dans le cachot d'une âme juive. " Swift : " Qu'arrivera-t-il si les juifs se multiplient et forment un formidable parti parmi nous ? " L'encyclopédiste Nicolas Boulanger dans le Christianisme dévoilé : " peuple le plus ignorant, le plus stupide, le plus abject, dont le témoignage n'est d'aucun poids pour moi ".

   Logiquement, la Révolution de 89 a tenté en même temps que la déchristianisation de la France une déjudaïsation frénétique : " Il faut une loi précise qui défende aux descendants d'Abraham de circoncire les enfants mâles " (la Feuille de Salut public). Enfin Marx : " Le christianisme est issu du judaïsme, et il a fini par se ramener au judaïsme. Par définition, le chrétien fut le Juif théorisant ; le Juif est, par conséquent, le chrétien pratique, et le chrétien pratique est redevenu Juif. " Est-il si étonnant que finalement le seul ou presque à résister au délire soit Sade, chez qui on trouve même sur la persécution antisémite des lueurs de pitié : " Les malheureux pères de votre religion, les Juifs, se brûlaient en Espagne en récitant les mêmes prières que ceux qui les déchiquetaient " ?
 
   Pour finir, est-ce Céline qui, au XXe siècle, écrit : " lui et ses pareils [les Juifs], tous plus ou moins marchands ou usuriers parqués aujourd'hui dans quelque sordide bourgade des steppes, ils organiseront le monde et nous apprendront à mettre nos idées en ordre et à gouverner nos affaires sous leur bienveillante direction ? " Ou encore : " Il me suffit que les qualités de la race juive ne soient pas des qualités françaises " ? Non : c'est l'insignifiant Georges Duhamel et l'inoffensif André Gide.

  Il ne s'agit pas d'atténuer par ces rappels la responsabilité de Céline. L'adhésion de nos plus illustres contemporains aux différentes versions de l'horreur totalitaire ne rend pas moins insoutenable son propre engagement. L'antisémitisme tranquille des phares de la pensée et de la littérature occidentales ne diminue pas son antisémitisme hurlé. Il s'agit de voir comment, au terme d'une longue histoire, en criant quelque chose que tout le monde a su si bien chuchoter dans des coins de pages, Céline exerce la fonction de révélateur messianique de la brûlante religion des communautés.
 (Philippe Muray, Céline, Seuil, 1981, p.116).

 

 

 

 

 

 

              Paul  CHAMBRILLON.

 J'étais jeune quand j'ai découvert Céline. Comme d'autres enfants esseulés, je lisais beaucoup, après avoir appris seul dans Les Pieds nickelés de Louis Forton. En 1936 parut Mort à crédit. J'avais treize ans. Ce gros livre m'attirait : les publications de Robert Denoël étaient des objets typographiques séduisants. Ma mère put me l'offrir ; elle disposait de " facilités " de paiement à la Librairie Flammarion, alors place de la République. Je passai à la vitesse supérieure. Surtout, je découvris une magie imprévue : la transcription " musicale " de mon propre langage quotidien...gouaille de faubourg, bagout des classes médiocres, pointes d'argot, " longues " de comptoir que les normaliens peu informés assimilent aux propos d'ivrogne. Grandi, sinon élevé, aux confins d'Aubervillers dans une famille ravagée par la guerre, j'échappais à ma timidité d'enfant pour m'affirmer dans la vivacité verbale.

 Employée de magasin, veuve dite " de guerre " à 27 ans après quatre mois de mariage, ma mère parlait de même avec une verve légère, une gaîté qui voulait nier son destin tragique. Bien avant 1936, elle disposait de quelques semaines de vacances et après une visite au Mont de piété, elle m'emmenait " à la campagne " chaque été. Cette année-là, nous étions logés dans une modeste pension savoyarde, au Vivier, chez les Mietton dits " d'en haut " par opposition à leurs cousins " du lac ". Chacun dans son lit de notre chambre sans eau courante, je lisais le soir à haute voix les aventures de Ferdinand. Elle se tordait de rire, car pour ceux qui sont à l'aise dans ce langage, il n'est pas de lecture plus désopilante que cette tragédie d'un enfant mal loti. Je découvrais ainsi sans le formuler que Céline était fait pour la haute voix donc, en quelque sorte, pour le théâtre.

     On comprend peu de chose aux livres de Céline si l'on ignore cela et moins encore si l'on ne perçoit pas qu'il s'agit avant tout de poèmes. Mot qui, en France, est source de malentendus. En Russie, Gogol a sous-titré ses Ames mortes " poème ", et nombre de livres en prose ne sont pas autre chose, comme par exemple Quartier réservé de Pierre Mac Orlan. Raymond Queneau a noté : " J'ai écrit des romans avec cette idée du rythme, cette intention de faire du roman une sorte de poème ".

     (...) Céline disait : " J'aurais voulu être musicien ; le langage musical est évidemment plus émotif ". Des chercheurs n'ont-ils pas découvert des octosyllabes dans ses romans ? Tout son œuvre publié est un plaidoyer incessant pour les rythmes profonds du langage, formulé à travers le sien, le savoureux parler parisien des petites gens.

    Mon cher Albert Paraz avait déniché un prétexte à ma rencontre avec Céline : lui proposer de le conduire en 2 CV de la maison de la route des Gardes au studio où un journaliste niçois, Robert Sadoul, voulait l'interviewer. Le studio était proche de l'avenue Georges V et devant le Fouquet's, j'avais proposé à Céline de prendre un verre - sans doute un verre d'eau...- dans cet établissement à la mode. Sa haute silhouette enveloppée dans une cape de bure, sa coupe de cheveux abrupte avaient causé une certaine surprise parmi les consommateurs.

    La mutation vestimentaire du docteur Destouches après son retour d'exil serait un sujet de réflexion intéressant que, et c'est dommage, nous n'avons pas la place de traiter ici. En revanche, marquons une pause le temps de tordre le cou à un canard : tout au long des années où j'ai rencontré constamment Céline et la charmante Lucette à Meudon, non seulement ils nous ont reçus avec une parfaite égalité d'humeur, une disponibilité entière, mais j'ai vu cet écrivain occupé de son travail recevoir avec bonne grâce un certain nombre de clampins que, personnellement, j'aurais vivement remerciés s'ils étaient venus me faire perdre mon temps chez moi, curieux divers, pigistes hasardeux ou étudiants pincés. Tout ce que l'on raconte du Céline bougon et hostile est du bavardage pur et simple, de la légende mal documentée. Bien entendu, il n'était pas toujours disponible pour tout le monde, et le docteur était aussi un grand malade.

   Anecdote : un de mes camarades, peintre, élevait une corneille dans son atelier et celle-ci, bon critique d'art, déféquait volontiers sur les toiles de l'artiste. Lequel finit par en prendre ombrage : la corneille allait finir ses jours dans le pot-au-feu. Pour éviter cela, je proposai d'offrir la corneille à Céline qui habitait la frontière d'un bois. Celui-ci accepta la proposition, enchanté de ce nouveau compagnonnage. Bien entendu, quand j'empoignai la cage, le peintre demanda à remettre lui-même le volatile à son nouveau maître... J'avais donc le peintre dans ma voiture quand je déposai l'oiseau, et je demandai la permission de le faire venir. Céline refusa, disant : aujourd'hui je suis fatigué, mais qu'il revienne un autre jour. Quinze jours plus tard, le père de la corneille fut reçu avec gentillesse. "
 (Frémeaux et Associés, Extrait du livret accompagnant l'Anthologie Céline éditée sous la direction de Paul Chambrillon).

 

 

 

 

 

 

               Kléber HAEDENS.

  Ce qui maintenant commence...

  Le pauvre médecin est mort. Aux premières pages d'un de ses derniers livres il se montrait lui-même dans sa maison de Meudon entouré d'un décor de fumée et d'usines, près du fleuve où passent les chalands.
  Après trente-cinq ans de métier, âgé de soixante-sept ans, médecin sans auto et sans bonne, il ne soignait que des misérables, ceux qui ne pouvaient plus voir personne parce qu'ils n'avaient vraiment pas un sou pour payer. Repoussé par ce monde, il aura vécu jusqu'à son dernier jour entre la misère et l'amitié.
  Céline avait des amis et il en gardera toujours. Il s'agit pour lui de ces amitiés fondées, non pas sur des complaisances ou des services rendus, mais sur l'admiration et la tendresse. On ne peut aller nulle part en France sans rencontrer des hommes, quelquefois blessés par le désenchantement de la vie, pour qui Céline représente ni plus ni moins que la création du monde. Le médecin de Meudon laisse en partant cette œuvre immense par qui tant de malheureux auront été éblouis et bercés.
   On a voulu faire taire Céline et tout récemment encore, une émission préparée par la Télévision française a été interdite à la suite d'on ne sait trop quelles protestations médiocres. Mais voici qui est admirable. Toutes les puissances du jour se liguent contre l'homme seul qui se tient encore debout, un peu par miracle, le dos au mur de sa maison, entre sa femme, ses paperasses, ses clochards et ses chiens.

  Il suffit que cet homme meure pour qu'il apparaisse aussitôt, dans la plus claire évidence, qu'avec toutes leurs associations, leurs mots d'ordre, leurs mains sur le cœur, leurs indignations calculées et leurs têtes obliques, les puissances liguées ne sont rien. Pitié pour les puissances liguées ! Depuis ce matin, la voix de Céline les écrase. Cette voix formidable que l'on a voulu étouffer sous les cendres et qui va résonner jusqu'à la fin des temps.
 Le Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit retentissent du plus grand cri qui ait jamais été poussé au nom de la misère des hommes. Auprès de Céline, tous les écrivains réalistes ou naturalistes qui se sont, comme on dit, penchés sue le peuple en prenant des notes n'ont que des figures d'hommes de lettres et leur œuvre ne sort pas des limites assez tristes d'un simple travail de bureau.
  Il faut dire que Céline était bien autre chose qu'un réaliste. Il allait sur des chemins sombres, portant des visions fantastiques dans sa tête, créateur prodigieux de livres qui partaient d'une rue ou d'un passage et de quelques figures déshéritées, pour s'élever d'un mouvement irrésistible jusqu'aux dimensions de l'univers.

  Sous la pression du souffle de Céline, les formes classiques de la littérature et du monde volaient en éclats. Le vocabulaire et la syntaxe se retrempaient dans toutes les fièvres de la vie. Céline donnait l'impression d'avoir oublié les siècles et de se retrouver, comme Rabelais, à la jeunesse du langage. Un fleuve énorme et inconnu commençait à couler sous un ciel d'orage, traversant les villes fumeuses, Paris, Londres, Berlin, fumant dans la brûlante Afrique avant d'aller se geler dans les steppes sous la lumière froide du petit matin.
  L'œuvre de Céline restera dans ses moments forts comme la plus grande épopée populaire qu'aucune littérature ait jamais pu créer. Elle a inventé un monde presque fabuleux où l'on entend la terrible musique de notre siècle, où la réalité la plus nue, demeure toujours présente, où le Petit Poucet est désormais le mince enfant des faubourgs, où les remorqueurs sur les rivières et les cheminées des usines remplacent les tapis volants et les forêts des contes, où le rire le plus violent et le plus amer qui ait jamais frappé les oreilles des hommes éclate à chaque page, se mêlant à la rumeur du monde, s'arrêtant parfois pour nous faire entendre un air délicieux de mélancolie.
  Le docteur Destouches a donc terminé son voyage au bout de son étrange nuit. Pour Céline et pour son œuvre, ce qui maintenant commence porte un très beau nom, disait Giraudoux, cela s'appelle l'aurore, une de ces aurores qui s'ouvrent désormais pour l'éternité.
  (Paris-Presse, 5 juillet 1961, dans BC n°318).

 

 

 

 

 

 

 

              PIERRE  MONNIER.

  Je connais peu de choses plus difficiles que d'écrire une vingtaine de lignes sur Louis-Ferdinand Céline.

   L'accumulation, depuis soixante ans, des cris d'horreur et de haine, des calomnies, des mensonges, des opinions sans le moindre fondement, des ragots, des appels au meurtre et des sottises dont il est accablé finissent par donner une image brouillée, totalement indéchiffrable. Et pourtant, il suffit d'un peu d'honnêteté intellectuelle pour le découvrir dans son admirable unité : celle d'un homme qui regarde le monde et les autres hommes avec le souci de donner à ce qu'il voit la forme la plus rigoureuse et la plus clairvoyante.

   Je dirai ici, en toute simplicité, que Céline est l'écrivain de la vision claire et de l'écriture parfaite et exhaustive. Il en ressort un style aussi fort qu'original, que l'on peut fuir ou admirer sans réserve (mon cas). Je vous donne ici une opinion pertinente, celle de Maurice Bardèche : " Le génie poétique de Céline, c'est la formidable charge de courant poétique et émotionnel qu'il fait passer dans l'assemblage bizarre des mots, leur bercement et leur cadence. " (Dun antre l'autre, Louis-Ferdinand Céline, 2005).

  1961. Céline disparaît à l'heure où, s'effiloche, au bout de quinze ans, la conspiration du silence ourdie par les piètres du résistantialisme. Après le mauvais accueil réservé à " Féerie pour une autre fois ", " D'un château l'autre " a sonné le réveil.

   De Meudon à l'université de Stanford où Alphonse Juilland décortique le vocabulaire célinien, d'Amsterdam à Tokyo, la rumeur se propage : " Ferdinand est de retour. " L'auteur du " Voyage " a regagné le premier rang. c'est pendant son exil en 1948 que je lui avais rendu visite au Danemark, dans cette masure de Klarskovgaard que l'on chauffait avec de la tourbe. Il venait de quitter la cellule où l'avaient enfermé les autorités de Copenhague tout en refusant l'extradition qui l'eût voué sans attendre aux joyeusetés de l'épuration gaullo-stalinienne.

   Amaigri, fatigué, il n'avait pourtant rien perdu de son " aura ". Et toujours, sous le front vaste, ce regard de Celte, bleu, rêveur et lointain qui se posait sur les êtres et les choses, et les traversait. Il parlait, il racontait, plein de cette inspiration tragi-comique shakespearienne, qui est l'essence de tout ce qu'il a écrit.

   Dans sa relation avec les autres comme dans son œuvre, il a voulu que le regard aigu, l'observation pénétrante fussent exprimés grâce au style le plus direct et en même temps le plus élaboré. Spectacle fascinant de l'écrivain penché sur son papier, peinant et raturant, multipliant les repentirs et les corrections pour enfin rassembler les feuilles qu'il suspendait avec des pinces à linge à une ficelle tendue à travers le bureau. Aucun écrivain n'a su, comme lui, porter l'art d'écrire à la dignité de l'artisanat. Grand parmi les " petites gens ", il s'attache au travail de l'écriture avec le sérieux passionné d'un sculpteur sur bois. Et cet objet de quatre à cinq cents pages qu'il façonne devient un chef-d'œuvre intimidant. C'est René Barjavel qui me disait : " J'ouvre " Mort à crédit " à n'importe quelle page et je découvre un monde. " Son œuvre est la conjonction de l'intuition, de la clairvoyance et de l'effort de travail poussé à ses limites.

   Elle est aussi prémonitoire quand Louis Destouches, étudiant en médecine, choisit pour sujet de thèse la vie et l'œuvre de Philippe-Ignace Semmelweis dont il fera quatre-vingt pages parmi les plus émouvantes qui aient jamais été écrites. le jeune médecin juif Semmelweis n'est que compassion. Horrifié par le taux de mortalité dans les maternités où il travaille, il est saisi par une extraordinaire intuition. Et si les étudiants qui s'éloignent de l'amphithéâtre de dissection pour se rendre dans les salles d'accouchement transportaient un mal invisible ?...

   Quarante ans avant Pasteur ! C'est alors la persécution. Les mandarins vomissent l'audacieux qui est, hélas, lui-même affublé d'un caractère exécrable, susceptible, intraitable et inapte à la concession... Ferdinand hoche la tête : " Humainement, dit-il, c'était un maladroit. " Ce qui fait sourire quand on sait que lui-même, inondé de pitié pour ceux qui étaient promis à l'abattoir, s'était abandonné à la pire des violences verbales contre les belligènes de toute espèce et qu'il eut à payer. Cher. Comme Philippe-Ignace Semmelweis.

   L'affaire se termina par un jugement prononcé en cour de justice par contumace : dix-huit mois de prison couverts par l'incarcération au Danemark. A l'évidence un dossier vide. L'évènement fut à la hauteur du génie célinien quand le greffier dut lire l'acte d'accusation fait d'un choix de citations. Il y eut tout d'abord un moment d'interrogation, puis de curiosité, les spectateurs se regardaient en biais, les juges étonnés se laissèrent aller à sourire et bientôt l'assistance, libérée, public et magistrats, tous s'effondrèrent en une énorme rigolade...

  Il y en a encore quelques-uns qui n'ont jamais lu une ligne de Céline...Ils ne savent pas quel bonheur les attend quand ils iront voir.
 (Minute, 28 août-3 sept. 1991, BC n°110).          

 

 

 

 

 

 

             François  GIBAULT.

 On entend souvent dire que toutes les biographies sont des romans. Tout biographe est alors un romancier condamné à vivre avec celui qu'il traque. Il faut d'abord aller le chercher dans son tombeau pour le mener chez sa mère, au temps de sa petite enfance, puis le pousser de nouveau jusqu'à la mort, en prenant le soin de bien rouvrir chacune de ses plaies, en n'oubliant aucune de ses lâchetés.

  Le biographe ne doit cependant jamais abuser de ses pouvoirs qui s'apparentent au droit de vie et de mort. Il pratique la résurrection des morts, mais il ne doit pas ensuite céder à la tentation de les assassiner. Combien d'écrivains, excédés par une cohabitation devenue insupportable, ont été animés d'intention homicide à l'égard de leurs personnages ! (...) Je dois dire que, pendant quinze ans, ma vie avec Louis-Ferdinand Céline n'a pas toujours été facile. Tantôt il m'inonde de sa bonté et puis, sans aucun préavis ni motif, me jette à la rue, menaçant de lâcher ses chiens à mes trousses si je ne quitte pas assez vite son jardin de Meudon. En réalité, il n'aime ni les curieux, ni les rôdeurs, ni les casseurs de légendes. Il n'apprécie donc pas les biographes et encore moins le sien que les autres.

    Céline est pourtant mal placé pour critiquer la curiosité. Il disait volontiers qu'il n'y avait que deux sortes d'hommes : les voyeurs et les exhibitionnistes, se rangeant tout naturellement dans la première catégorie. L'œuvre de Céline, hormis les pamphlets, n'est qu'une gigantesque autobiographie, mais si derrière Bardamu se cache Louis-Ferdinand Céline, derrière Céline se cachait le Docteur Destouches qui cachait lui-même un homme impénétrable que ses proches appelaient Louis. Ce Breton avait plusieurs visages et, à force de vivre en solitaire, à la poursuite de ses chimères et au milieu des caractères qu'il concevait à son image, il a fini par croire à l'univers insensé qu'il avait édifié et dont il était prisonnier pour le reste de ses jours.

    Le biographe d'un tel homme est forcément un briseur d'idole. Idolâtré par les uns, littéralement vomi par les autres, Louis Destouches n'a laissé indifférent aucun de ses contemporains. Il demeure encore, plus de quarante ans après sa mort, le chien enragé de la littérature française du vingtième siècle. Bon Dieu pour les uns, il reste pour beaucoup d'autres une véritable incarnation du Diable. Il est évidemment beaucoup plus amusant de vivre avec le Diable qu'avec le Bon Dieu, mais il ne fait pas toujours bon vivre dans l'enfer célinien. Désabusé de tout, feignant de vivre dans la crainte quotidienne de la misère et dans l'attente plus lointaine de l'arrivée des Chinois, Céline est le prophète de tous les malheurs et de tous les cataclysmes.

     Avez-vous le malheur d'aimer le vin ? D'apprécier votre petit café ? Vous serez aussitôt rangé parmi les alcooliques, fossoyeurs de la race blanche et assassins en puissance. Vivez seulement quelques heures avec Céline, il vous donnera mauvaise conscience, et vous aurez le sentiment de porter le poids de tous les péchés du monde. Il faut avoir le cœur bien accroché et les reins solides pour vivre avec ce maniaque de toutes les persécutions et de sérieuses défenses personnelles pour résister à la contagion de sa neurasthénie.

      Céline, il est vrai, en bon médecin qu'il était, apporte toujours à ceux qu'il contamine son contrepoison sous forme d'énormes éclats de rire. En plein drame, en train de décrire la progression d'une gangrène ou le spectacle d'un charnier, il aime s'arrêter pour une partie de franche rigolade. Il est capable de faire se tordre les veuves et les orphelins, comme de déclencher des fous rires chez les agonisants. Ce sont autant de bouffées d'air qui sauvent son biographe de l'asphyxie et de la folie. Condamné à suivre Céline dans tous ses phantasmes, à se promener avec lui dans ses décors de fin de monde, au milieu de ses personnages de Grand Guignol, le célinien attentif découvre aussi, à chaque page de son œuvre, des gestes simples, des petits riens qui déchirent son masque. Alors il apparaît tel qu'il était : fragile, sensible comme un enfant, souffrant de toutes les misères, tragique et désespéré.
 (BC n° 267, sept. 2005).

 

                                                                                             **********************

 

 * " Marc Laudelout : - Votre confrère Jacques Vergès a écrit : " Admirer Céline à une époque où règne la pensée unique et le terrorisme intellectuel est presque un délit ". Le fait de vous être intéressé de près à Céline vous a-t-il valu des inimitiés, notamment dans le milieu judiciaire ? "

  Absolument pas. Cela tient au fait que je crois avoir écrit une biographie objective de Céline, ne dissimulant aucun des documents que j'ai découverts lors de mes recherches. Ainsi, l'Ordre des médecins des Yvelines m'a donné connaissance du dossier de Louis Destouches. J'y ai trouvé une lettre qui n'est pas à la gloire de Céline et que j'ai reproduite dans le deuxième tome de ma biographie, alors que personne ne la connaissait et que j'aurais pu la passer sous silence. On m'a souvent dit qu'il s'agissait d'une biographie à l'anglaise ou à l'américaine. Les gens qui auraient pu me reprocher de m'occuper de Céline me rendent justice. J'ai essayé de montrer Céline tel que je le voyais et, je le pense, tel qu'il était.

 - " N'avez-vous pas l'impression que la condamnation morale de Céline est paradoxalement plus forte aujourd'hui que dans les années d'après-guerre ? "

  C'est un peu normal : pendant les années d'après-guerre, on ne s'est pas beaucoup occupé de cet aspect de la Seconde guerre mondiale. C'est ensuite que les historiens s'en sont occupés. Nul doute que sa responsabilité est engagée : il faut reconnaître que certaines phrases de Bagatelles pour un massacre sont insoutenables. Cela étant, quand on fait un livre en ne citant que ces phrases-là et en gommant tout le reste comme l'a fait M. Rossel-Kirschen, on arrive à faire de Céline une espèce de monstre. Sur le plan intellectuel, la méthode est inacceptable et condamnable.

 - " Dans la préface des Lettres de prison, vous écrivez : " Céline, mieux que tout autre, savait qu'il n'avait pas voulu l'holocauste et qu'il n'en avait pas même été l'involontaire instrument. Il savait aussi qu'il n'avait en rien collaboré ". D'autres biographes de Céline estiment, au contraire, qu'il a collaboré. Tout dépend évidemment de ce que l'on entend par " collaboration "...

 Evidemment. Céline a " collaboré " comme d'autres écrivains français qui ont fini à l'Académie. Ceci dit, son dossier de collaboration n'est guère consistant. Outre certaines lettres aux journaux (surtout celles écrites en 1942 et 1943), ce qu'on peut surtout lui reprocher c'est d'avoir permis la republication des pamphlets sous l'Occupation. Et on ne peut pas uniquement imputer cela à son éditeur, Robert Denoël. On connaît la lettre de Céline à Karl Epting réclamant du papier pour permettre la réédition de ces textes. Ceci, à une époque où la rafle du Vel' d'Hiv avait eu lieu. Les déportations étaient connues, même si le sort réel des déportés, lui, ne l'était pas.

 - " Ainsi, vous pouvez donc comprendre que vous choquez certaines personnes lorsque vous écrivez : " Céline apparaît fragile, sensible comme un enfant, souffrant de toutes les misères, tragique et désespéré. "

  Oui, j'en ai pris, pardonnez-moi l'expression, plein la gueule lorsque, sur un plateau de télévision, j'ai dit que Céline était un humaniste. Or, Voyage au bout de la nuit est bien le livre d'un humaniste, c'est évident. Céline était un être très contradictoire : avare et généreux, anarchiste et homme d'ordre, pour ne citer que ces deux aspects.

 - " A cet égard, vous vous êtes d'ailleurs trouvé des points communs avec lui. "

 En effet, je suis bourgeois et anarchiste. Et surtout un émotif rentré, si je peux m'exprimer ainsi. Lorsque j'étais enfant, j'étais d'une extrême sensibilité. Comme Céline, j'ai compris que c'était un immense défaut et qu'il fallait rentrer tout cela, ne pas le montrer, se durcir pour ne pas être vulnérable et prendre tous les mauvais coups. Cela étant, il faut se garder, lorsqu'on est biographe, de se laisser aveugler par les points communs et éviter de faire une sorte d'autoportrait.

 - " Comment voyez-vous le petit monde des céliniens ? Il est pour le moins pittoresque, non ? "

 En effet, mais je crois qu'il en est ainsi dans d'autres sociétés littéraires où l'on trouve également ces aspects de jalousie, de compétition, des petites chapelles, etc. En ce qui me concerne, j'ai un avantage : je suis bien avec tout le monde, que ce soit avec vous, avec Philippe Alméras, ou Henri Godard. Et je laisse chacun s'exprimer. Je pense que c'est une condition absolue pour être président de la Société des Etudes céliniennes. Je m'efforce de ne rentrer dans aucune bagarre. Je ne suis même pas arbitre : je suis au-dessus de toutes ces querelles.

  Quant à mon admiration pour Céline, je puis vous dire qu'elle va en grandissant. Chaque fois que je relis Voyage, je découvre des choses nouvelles. Ainsi, j'ai un exemplaire où je souligne les passages qui suscitent mon admiration. Tout le livre va finir par être souligné ! Vous savez que j'ai enterré récemment mon confrère Jean-Marc Varaut. Peu de temps avant sa mort, il m'avait demandé de lui faire la lecture car il ne pouvait plus tenir un livre. Au téléphone, je lui ai dit : " je vais te lire des passages de Voyage au bout de la nuit. Il était réticent. J'ai insisté, et je lui ai lu des passages choisis (la guerre, l'Afrique et un passage sur l'Amérique). Il écoutait, manifestement bouleversé. Et, à la fin, il m'a dit : " Comme je regrette d'être passé à côté de cette œuvre ! " C'était extrêmement émouvant pour moi.

 - " Pour conclure, j'aimerais vous demander des nouvelles de Madame Destouches..."

 Vous savez qu'elle a 93 ans. Mais je puis vous assurer qu'elle est très présente, magnifique, ayant même " rajeuni " ces dernières années. Madame Destouches avait connu un passage difficile, une sorte de dépression. Aujourd'hui, elle sort à nouveau. Elle a passé quelques jours, l'été dernier, dans la suite " Marcel Proust " à Cabourg. Elle va à des expositions, des spectacles de ballets, dîne au restaurant ou chez des amis. Elle fait des choses qu'elle avait vraiment cessé de faire, ce dont je me réjouis. (Propos recueillis par Marc Laudelout, BC n° 267, sept. 2005).

 

 

 

 

 

 

        Jacques  D'ARRIBEHAUDE a lu : Eric Seebold, Essai de situation des pamphlets de Louis-Ferdinand Céline, Ed. du Lérot, Coll. " Céline. Etudes ", 1987.

  Seebold n'a aucune peine à démontrer que l'éblouissante virtuosité des pamphlets, leur verve torrentielle, leur puissance satirique inégalée, s'intègrent parfaitement à l'ensemble de l'œuvre et qu'il est ridicule de prétendre les en dissocier. Seebold ne manque pas non plus de rappeler au passage que le titre même de " Bagatelles pour un massacre " concerne la révolte du combattant de 14-18 devant la guerre imbécile et fratricide dont il restait marqué, et que rien ne permet d'interpréter ce livre écrit en 37 comme l'odieux ricanement d'un pourvoyeur d'hypothétiques chambres à gaz.

   En ces années cruciales 37-39, est juif pour Céline tout ce qui pousse à la récidive de l'holocauste 14-18. Et ses sarcasmes les plus exaspérés, les plus désopilants aussi, vont surtout aux " ahuris vinassiers aryens ", ces Français dont il décrit inlassablement la bouffissure vaniteuse, l'égalitarisme haineux, et les adulations grotesques.

   En 1934, trois ans avant " Bagatelles ", Paul Morand, dans " France la doulce ", observant la jungle financière de certains milieux, " qualifiés on ne sait trop pourquoi de français ", avouait, face à " ce mépris pour nos mœurs, la torture infligée à notre langue et à notre culture, n'avoir rien inventé et s'être souvent tenu en deçà du réel... En défendant les Français je revendique simplement pour eux, écrivait ironiquement Morand, le droit des minorités. " Céline au fond n'en demandait pas davantage, mais comme il criait plus fort que Morand, qu'il n'épargnait personne et qu'il s'époumonait surtout à vouloir la paix avec l'Allemagne - crime inexpiable - rien ne pouvait lui être pardonné.

    De grands écrivains de renommée mondiale, Ezra Pound et Knut Hamsun pour ne citer qu'eux, ont été jusqu'à leur mort irréductiblement fidèles à leurs engagements fascistes, né d'une aversion définitive pour " l'ignoble dieu dollar ". Ils ont durement expié, mais leur gloire poétique et littéraire n'en est pas moins intacte. Rien de tel chez Céline, qui se verra sans cesse reprocher ses pamphlets d'avant-guerre et un comportement de " collabo " qui ne correspond à aucune réalité. En fait, le nationalisme étriqué du nazisme, réduit au simple élargissement de frontières archaïques, ne pouvaient que décevoir Céline. Dès l'automne 40, il annonce à Rebatet suffoqué : " Les Fritz ont perdu la guerre. Une armée qui n'apporte pas de révolution avec elle dans les guerres comme celle-là, elle est cuite... " Malgré sa tentation momentanée, Céline, au fond, a vu juste dès 37, dès " Bagatelles " : " La mesure du monde actuel, ce sont des mystiques mondiales dont il faut se prévaloir ou disparaître. " Dans ces conditions Hitler n'est plus " qu'un mage de Brandebourg fatalement condamné, son ambassadeur à Paris, Abetz, un " fléau de médiocrité, un emplâtre de vanité terrible, un clown pour cataclysme. "

    " Homme d'une inconséquence remarquable, écrit Seebold, Céline a subi son châtiment pour des ambiguïtés qu'il fut lui-même incapable de résoudre ; pro-allemand/patriote n'aimant pas les Allemands - Violent dans ses écrits/médecin dans la vie. Encore faut-il préciser ici : médecin des pauvres, essentiellement.

   Dans sa démesure, on pourrait ajouter que le combat solitaire et fou de Céline n'est pas sans évoquer la figure de Quijote et ce qu'il y avait de désespéré dans l'ironie de Cervantès, de nostalgie profonde à l'égard d'un passé irrémédiablement englouti (et sans doute imaginaire) de chevalerie, de charme naïf et de féerie perdue. Etrange correspondance, chez le docteur Destouches, avec cette Espagne gothique et chimérique que l'on retrouve aussi bien chez Calderon ( " la vie est un songe " ), tandis que la poignante confidence d'Unamuno, écartelé par l'affreuse guerre civile qui déchirait sa patrie, fait entendre, comme un écho, la conclusion possible de l'œuvre tourmentée, des hallucinations poétiques, et des tragiques contradictions de Louis-Ferdinand Céline : " La véritable foi est de savoir se résigner au songe. "

 

   " Seul, Pol Vandromme, à propos des pamphlets, a eu le courage de mettre les pieds dans le plat. Rompant avec les airs dégoûtés des cuistres, il a dénoncer la distinction arbitraire qui consiste à opposer le " bon " Céline, auteur de romans que l'on ne peut décemment ignorer au " mauvais " Céline, auteur de pamphlets " abjects ". Et de souligner cette évidence, constamment niée et rejetée par les larbins du conformisme intellectuel : L'esprit des pamphlets est le même que celui des romans. On ne juge pas ces fables énormes, torrentielles et effervescentes, qui mettent le délire au service d'une raison aux abois comme on juge les petits traités du bons sens exsangue. On ne s'occupe pas de Maldoror comme de l'Amérique de Georges Duhamel..."

   Vandromme a des accents admirables pour définir le pacifisme de Céline, " ce pacifisme qui effraya tout le monde...et qui est entré dans son œuvre comme une réponse à la rafale qui abattit en 1914 à Poelkapelle un cavalier français... Mieux que personne, il voit un même thème courir d'un bout à l'autre des romans et des pamphlets : l'horreur de la décadence. Tout sort de là : les Juifs, la guerre, ne sont que des rictus fixés sur le visage d'une civilisation à l'agonie..."

   Comme Nietzche l'avait annoncé dans une formule déjà reprise, dès la dernière guerre mondiale, dans les Considérations d'un apolitique de Thomas Mann, Tout finira par la canaille. L'imposture démocratique pouvait-elle aboutir à autre chose qu'à ce mépris absolu des citoyens soumis à la toise du nivellement et de l'oppression ? Une sorte d'apothéose semble atteinte avec le règne du " père Ubu " dont l'Elyséenne et emphatique grenouille à son maximum d'enflure offre la sénile caricature, et qui, tel le héros de Jarry, pourrait conclure, sans que nul ne songe à s'en offenser : Je tuerai tout le monde et puis je m'en irai...

    On aurait pu penser que l'effondrement du marxisme ébranlerait quelque peu ce laborieux édifice de perversion mentale, de doctrinaires arrogants, et de mystificateurs haineux, mais non. Et c'est en vain que de la Baltique à la mer Noire et du Danube au Pacifique, des populations entières s'égosillent à nous crier que rien n'a surpassé  en horreur l'enfer du communisme, auprès duquel le nazisme n'était qu'aimable récréation. L'Occident préfère se boucher les oreilles plutôt que d'être dérangé dans ses certitudes périmées, et s'en remet toujours à la fine fleur de ses maîtres à penser, un gâteux alcoolique et péremptoire, et un assassin fou à lier, Sartre et Althusser. Goya, dont l'implacable vision n'est pas sans rapport, comme on le sait, avec celle de Céline, choisit l'exil plutôt que de supporter une inquisition qui n'admettait le mal que d'un côté tout en s'arrogeant le mérite exclusif du droit, du bien, et de la vertu.

   N'oublions pas que dans un pays où les plus obscurs plumitifs se prennent d'autant plus au sérieux que l'opinion les considère comme des vaches sacrées, l'ironie ravageuse de Céline à l'égard des " messages " et des gens de lettres ayant pignon sur rue était déjà un crime inexpiable. Il avait le vice des intellectuels, il était futile... Comment osait-on proférer de telles insanités ?

     A la meute de ses accusateurs déchaînés, il jeta, comble de dérision, sa fameuse lettre au " Crapouillot ", qui le résume tout entier, et que la longue rêverie provoquée par les souvenirs d'Elizabeth Craig rappelle invinciblement. - Voilà les choses. / Mon régiment a pris son poste de combat à Sorcy-sur-Marne le 2 août 1914. / Y avait des affiches officielles : la mobilisation n'est pas la guerre. / signé Poincaré. / Ensuite y a eu la proclamation : Cavaliers, hauts les Cœurs ! Les regards fixés sur les lignes bleues des Vosges. / Les cosaques de Rennenkampf sont à une étape de Berlin. " Le rouleau compresseur russe sauvera l'Europe de la Barbarie teutonne. " /  Depuis je suis resté abruti. / J'attends. / Il m'est arrivé bien des choses et des pas marrantes, bancalo, indigne que je suis. On m'a tout pris. On m'a foutu plus bas qu'une merde. Tant pis. J'attends. / Je crois à Poincaré. / Je crois au rouleau. / Je crois à la France. /  Je crois au Crapouillot. / Je crois à l'Humanité meilleure. / Je crois à toutes les lignes bleues du monde. A la ligne Maginot même. Qu'on la prolonge jusqu'à la mer. / Je l'ai connu Maginot. Il était le lit à côté de moi au val de Grâce. S'il avait seulement vécu on aurait pas détruit son mur. / Voilà l'Histoire vraiment secrète. " Tout est dit. Tout commentaire serait vain. Restons-en là pour cette fois. "
 (BC n° 120, sept. 1992).

 

 

 

 

 

 

                  Pierre  LALANNE.

  Devenir célinien.  C'est déjà délicat d'avouer son admiration et sa préférence pour un tel homme, placé en annexe du panthéon des " grands écrivains. " Il est préférable de prononcer son nom du bout des lèvres, tout en s'excusant de cette mauvaise initiative à vouloir sortir des habitudes littéraires. Oser le défendre et propager qu'il est le plus grand de tous et, dans la minute, la pureté de nos intentions et de nos bonnes mœurs est sérieusement examinée, sans parler d'orientations politiques assurément suspectes. Pire encore, c'est entériner avec Céline, ce profond dégoût de l'homme.

   Faut bien avouer que ce n'est pas facile de devenir célinien, comment dire oui d'un côté puis non de l'autre ? C'est changer l'eau en vin, alors certains proposent des alternatives, l'existence de deux Céline bien distincts par exemple, celui des romans, le génie, l'inventeur dont on peut souligner l'apport et l'autre Céline, l'ordure, celui qu'il faut condamner et ne jamais aborder sans, au préalable, lancer une série d'anathèmes sur le danger qui croît avec l'usage.

    Nous sommes devant le bon docteur Destouches et l'affreux " mister  Céline ", ayant écrit des choses si horribles, qu'on se demande bien comment cela est possible, comment peut-on consciemment plonger dans cette soupe épaisse et trop goûteuse. Alors, ils s'acharnent tous à coincer la bête dans un coin pour mieux la cerner, plutôt que de la laisser s'envoler, la suivre, la regarder s'épanouir et voir jusqu'où elle va nous mener. Décidément le monstre est trop effrayant pour les sensibles, l'accepter dans son entité est impossible, car, trop s'y frotter, c'est s'y brûler ! C'est courir le risque de l'englober tel qu'il est... non pas deux ou trois Céline, selon le passage des saisons historiques, mais comme un tout.

  On peut tout de même devenir célinien autrement, en restant tout à fait fréquentable, la tête absolument droite et en affrontant les contradicteurs. Devenir célinien en se laissant simplement porter par la richesse de son écriture, par sa musique enchanteresse qui se module au gré des livres. Toutefois, il faut bien l'admettre, elle contamine aussi, la petite musique célinienne. Cela se produit généralement dès la première lecture, " Voyage au bout de la nuit " ou " Mort à crédit ". Les autres livres, par on ne sait quelles imprécations littéraires, ne sont guère considérés, il faut avoir déjà la piqure pour oser s'y colmater.

    Avec ce souffle qui nous pousse toujours plus loin, qui nous essouffle à force de chercher à le rattraper et...oh ! Horreur ! à réfléchir à autre chose que son propre nombril ! Comment des mots, en apparence banals, des mots retournés, échevelés, écartelés et trempés dans une mixture de sorcière, peuvent rendre des émotions aussi vives, aussi denses ? Le mystère de la musique...

  Devenir célinien, c'est d'abord admettre que le plus grand des mensonges est la guerre et qu'il importe, par tous les moyens, de la refuser... ne pas la déplorer, ne pas s'y résigner, ne pas pleurnicher dessus, mais la refuser avec toute l'énergie possible... Là se tient le fil conducteur de l'œuvre célinienne, sa mission et son message ; celui qui jette par terre par un direct à la mâchoire... C'est Céline le poète ! Céline l'insoumis ! Céline défenseur de la vie et de la dignité.

  Pour vaincre la guerre, Bardamu fait l'apologie de la lâcheté... lâcheté visqueuse et troublante qu'il transforme en une sorte de courage mythologique... cette conversation avec Lola, déesse des armées où il avoue et assume la pire des tares dont peut-être affublé un être humain : la lâcheté. Tout plutôt que retourner au casse-pipe, la prison, la désertion, la folie, car il sait ce qui l'attend : la mort et, de l'après, tout le monde s'en fout. Il n'y a que la mort, c'est l'unique certitude, celle qui lui permet de s'attacher et de donner un sens à cette folie, sa lâcheté se transforme et devient un acte de courage fabuleux ; un acte de rébellion qui désarme Lola, la déesse de l'uniforme. Bardamu se comporte en véritable héros, il affronte les préjugés, la haine du troupeau, car, pour lui il y a quelque chose au-dessus des bassesses : la vie !

  (...) Et si, être célinien, consiste justement en la glorification de la lâcheté face à un autre type de courage dont les autres voudraient nous affubler. Où se situe le véritable courage, dans celui qui obéit aux grandes valeurs de la République et bouffe du boche, du viet, du popov ou du turban, jusqu'à plus faim ? Ou bien celui qui choisit tout simplement la vie et peu importe du côté où il se trouve bon ou méchant ? Cette question est essentielle dans l'œuvre de Céline et n'a jamais été véritablement explorée, car les considérations politiques prennent le dessus sur les agissements de l'objecteur de conscience. Le pacifiste est bien plus menaçant que n'importe quel terroriste s'amusant à virevolter entre deux tours.

    Quant aux pamphlets, ils s'insèrent dans une même continuité ; Céline y dénonce ce qu'il nomme, ne pouvant le définir autrement, " l'esprit juif " qui englobe à la fois le communisme et le capitalisme, cette symbolique occidentale des maîtres de l'argent qui détermine le fonctionnement du monde. Le financier ! Voilà l'ennemi de Céline, c'est l'esprit même du fric tout puissant qui réduit l'homme à ce qu'il est, une larve immonde et que peuvent les incantations céliniennes. Le financier est le maître de la guerre, le maître des machines et le maître du spectacle. Il mène la danse... toutes les danses.

     Aujourd'hui, pour cause de génocide, la symbolique du financier est uniformisée autrement, mondialisée, ni ethnies, ni races, de simples bandits anonymes et cravatés, des gens comme vous et moi ; la symbolique s'adapte, mais le résultat reste le même. Malheureusement, il n'y a ni complot à dénoncer, ni conjuration à abattre, il ne s'agit que du fonctionnement normal d'un système efficace... le Dieu tout puissant du monothéisme a pris les traits de l'internationalisme des lois immuables du marché, dont les financiers en sont les grands prêtres régulateurs. Quant au peuple, il observe les côtes et prie pour que passe la crise et que la nuée de sauterelles, une fois rassasiée, laissera pour eux quelques miettes.

  Devenir célinien, c'est enfin s'affirmer en tant qu'homme : aucun parti ! Aucun vote ! Ni curé ! Ni rien ! Une tare, en quelque sorte, une déformation intellectuelle, une vision artistique et littéraire, un mépris parfait envers l'humanité progressive, libérale et bien pensante et, pourquoi pas, une préférence pour une certaine nostalgie... Il faut bien s'appuyer sur quelque chose, puisque l'avenir n'appartient qu'aux autres. "
  (Devenir célinien, L'Ombre de Louis-Ferdinand Céline, lundi 1er mars 2010). 

     

                                                    

 

               Pierre  LALANNE.

 Louis-Ferdinand Céline et les idéologies. La fascination envers Céline est telle que l'écrivain et ses écrits furent et sont encore utilisés par toutes les catégories politico n'importe quoi ; les uns le portent aux nues et les autres le vouent à l'échafaud ; certains le citent, le dénaturent, le pillent; la plupart voudraient qu'il ne fût jamais né.

   Il est catalogué selon l'époque et les courants qui s'affrontent. Céline fut, à un moment ou à un autre, acclamé par les communistes, les socialistes, les anarchistes, les chrétiens, les fascistes, les pacifistes, les athées, les racistes, les antisémites, les collabos, les païens, les Celtes, les indépendantistes, les elfes et les Vikings... Interchangeable, Céline a bon dos, il est présenté à toutes les sauces et poussé sous la bannière de tous les combats.

   Docile et manipulable, il aurait été davantage apprécié, car, maldonne pour les agitateurs, il ne s'en réclame d'aucuns. Il se rend compte que les idéologies, sont des concepts montés en neige par des maîtres avides de pouvoir, tours de Babel doctrinaires et sectaires, semblables à toutes les religions avec leurs curés, leurs vérités, leurs rites et toutes sont imbues d'une même utopie : celle de la fin de l'Histoire et les promesses de bonheur universel.

   Après sa mise au ban, il illustra fort bien son amertume en décrétant que les bibliothèques  sont remplies d'idées, les encyclopédies, les universités et que toute cette somme de stupidité est d'une banalité soporifique, seule la manière de les présenter en fait l'originalité ; le style est plus grand que l'idée ; le style est raffiné et l'idée... vulgaire.

    Il a appris de ses expériences, car, comme tant d'autres, il a été, dans le contexte politique de l'avant-guerre, rassuré par la détermination allemande à vouloir créer une Europe nouvelle et unie devant les menaces à venir, et ce, en réaction à l'atavisme des " démocraties ". Pour beaucoup, l'Allemagne constitue alors le seul rempart valable contre cette nouvelle tempête en formation qui pousse les Etats vers une autre guerre qui sera encore plus terrible que la grande boucherie de 14. Quant aux Soviets, son voyage en URSS lui a dévoilé la réalité de l'avenir radieux en devenir.

  Devant la menace du déferlement Céline a osé " croire " et dire qu'Hitler était le mieux placé pour empêcher la catastrophe... Pourquoi pas ? Est-il immoral de prendre tous les moyens pour éviter ce que l'on croit être la pire des calamités tout en ignorant l'avenir ? Les idéologues de notre époque, gonflés d'orgueil et de suffisance, se sont-ils déjà interrogés sur la profondeur de leur propre éthique ? Même Staline, si méfiant, si sournois, a fait confiance à Hitler. Et nous ! Nous, le bon peuple aspergé de conscience et de tolérance, qu'aurions-nous fait ? Bien sûr, soixante-dix ans après les évènements, tous aurions marché au pas sur Berlin, c'est la seule réponse possible afin d'éviter les rappels à l'ordre.

   Pourtant, Céline a rapidement compris qu'entre les deux clowns, celui de Brandebourg ou de la Loubianka, la différence est minime et que massacre pour massacre, Goulag pour Auschwitz, la finalité demeure la même. Combien de morts au Goulag, dans les purges staliniennes ? Quinze ! Vingt ! Vingt-cinq millions ? Personne ne le sait et tous s'en fichent éperdument. Jamais un dirigeant ou homme de main ne fut poursuivi devant un tribunal pour crime contre l'humanité... passons. Il n'est toujours pas de mise de nos jours d'aborder de telles questions, de lever la main, de comparer, de s'inquiéter , de ne pas comprendre, Katyn ! Un détail, certes... 10 000 morts sur 50 millions... les chiffres en colonnes de zéros ne veulent rien dire ; les chiffres sont idéologiques, toujours... Inutile de comprendre, il faut croire.

   (...) Aujourd'hui, il rigolerait de voir l'aboutissement de son XXe siècle et serait même surpris d'avoir tout pressenti si exactement, l'émergence des nouveaux mensonges masquant les profondes contradictions de notre pseudo pluralisme démocratique où, les nouvelles valeurs fondamentales de tolérance, de droit et de nivellement politique ne font que masquer une profonde incertitude sociale quant à l'illusion concernant la réalité de nos principes de liberté, d'égalité et de droit, dont les fondements sont uniquement basés sur le mensonge et l'injustice et, tout cela, afin que jamais ne resurgissent les anciens démons ?

    Alors, ses chimères, les Chinois à Cognac, les Soviets sur les Champs-Elysées, l'Amérique et " l'esprit juif ", le métissage sont pour Céline l'expression d'une France parvenue à la croisée des chemins. Les preuves de sa décadence et de sa fin dans l'abêtissement de la culture, dans la publicité en tant qu'art, la télévision en machine à laver les cerveaux et la superficialité de la littérature sous la marque de Françoise Sagan ; une France sans saveur et sans odeurs qui s'acharne à creuser sa tombe autour de son nombril en se drapant des couleurs d'une Amérique impériale.

   Il juge. Il dénonce. Il s'emporte. Il écrit et exagère toujours en se noyant dans les excès propres à son génie. Il sait que l'avenir n'appartient plus à sa patrie qu'il aime tant et que tout le reste est du blabla et du bourre mou. En fait, si Céline peut se réclamer d'une idéologie quelconque, c'est celle de l'apocalypse, celle du cataclysme intégral, de la grande finale, celle de son monde dont il est le seul à avoir compris, prédit et décrit les derniers soubresauts ; la seule fin possible lui permettant de s'offrir l'envergure nécessaire à la magnificence de son style.

     Céline n'est pas raciste dans le sens du terme, l'infériorité et la supériorité en fonction de la race ne le concernent pas, il connaît trop bien l'humain pour tomber dans ce piège ; l'humain est une ordure quelque soit la couleur de sa peau. Il pressentait les dangers propres à notre temps, la globalisation, l'uniformisation, la fin des particularismes et la disparition de sa France avec laquelle il a grandi et pour laquelle il a versé son sang. "
  (Louis-Ferdinand Céline et les idéologies, 21 mai 2009).