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                                              SES  MEILLEURS  ECHOS

 

 

 

 

       MANSUETUDE ET CASTAGNETTES.

   Les biographies publiées depuis nous ont considérablement éclairés sur l'existence et l'état d'esprit de Céline dans les mois qui suivirent sa libération. Qu'il me soit permis ici d'ajouter un témoignage direct que j'ai recueilli en 1984 et qui porte sur la période ayant précédé de peu la libération officielle de Céline, alors que celui-ci avait quitté la Vestre Faengsel pour le Rigshospital, où il disposait d'une chambre située dans la partie appelée " kandidatgangen ".
  Un jeune médecin, le docteur Tage Jensen, chef de clinique à la consultation externe de l'hôpital Rudolph Bergh de Copenhague, venait de composer au brouillon, dans un français qu'il savait lui-même approximatif, un article sur le traitement du lupus tuberculeux par injections locales de vitamine D2. Cet article était destiné aux Annales de dermatologie et de syphiligraphie en France, où il parut effectivement au début de 1948.

  Le docteur Jensen cherchait quelqu'un pour mettre son article en bon français. Ayant entendu parler de Céline, qui, en tant que Français, écrivain et de surcroît médecin, réunissait toutes les conditions voulues, le docteur Jensen se rendit au Rigshospital. Il ignorait alors les raisons de la présence de Céline au Danemark et tout de sa détention. Il avait simplement appris que le séjour de Céline au Rigshospital était entouré d'un certain mystère. Il frappa à la porte de la chambre. Celle-ci s'ouvrit et Tage Jensen se trouva en présence d'un homme prématurément vieilli, édenté, vêtu pauvrement (presque en haillons, m'a précisé le docteur Jensen) et d'une nervosité fébrile. Ses yeux reflétaient une vive crainte, ce qui étonna Tage Jensen, lequel fut encore plus déconcerté lorsque Céline lui demanda s'il n'était pas envoyé par les " communistes " ! " Ceux-là, ils veulent ma peau ! " affirma Céline.
 
  Ayant expliqué le but de sa visite et rassuré Céline sur ses intentions pacifiques, le jeune médecin tendit son brouillon. " On ne peut pas dire ceci... et cela, ça ne va pas non plus du point de vue de la langue ", décréta Céline. " Laissez-moi le tout et revenez dans huit jours ! " Rendez-vous fut donc pris, au même endroit. Entre-temps, les deux hommes avaient devisé assez longuement. Tage Jensen avait pu se rendre compte que Céline était occupé à écrire un livre : sa table croulait sous les papiers. Dans un panier, il y avait Bébert. Plutôt mal en point, car on venait de l'opérer d'une tumeur cancéreuse. Le docteur Jensen crut comprendre que c'était Céline lui-même qui avait pratiqué l'intervention.
  Une semaine plus tard, quand il revint dans la chambre, Tage Jensen y trouva Céline en compagnie de sa femme. Les présentations faites, Céline tendit à son collègue danois un texte impeccable, soigneusement rédigé à la main. " C'est mieux comme ça ! " se borna-t-il à dire.

  Tage Jensen se confondit en remerciements et voulut offrir une bouteille de champagne français qu'il avait emportée avec lui. " Non, je ne veux rien ! " répondit Céline à Tage Jensen, qui proposa alors de l'argent et des vêtements. Nouveau refus. Finalement, Céline voulut bien d'une boîte de chocolat. " Mais pour ma femme ", tint-il à préciser. " Ah si, vous pourriez peut-être nous rendre service ", ajouta-t-il. Et il expliqua que sa femme était danseuse, pratiquait les danses espagnoles et qu'elle venait de casser une précieuse paire de castagnettes. " Montre, Lucette ! " Et Lucette Destouches d'esquisser quelques pas de danse espagnole avec ses castagnettes détériorées. Tage Jensen promit de s'en occuper. Il connaissait un " teaterinspektor ", et les castagnettes furent réparées. Sans grand succès d'ailleurs, m'a rapporté Tage Jensen : elles n'avaient été que recollées.

  Juste avant de quitter le couple, le médecin danois proposa de l'emmener prendre un café en ville. Accomplissant alors une période militaire, le docteur Jensen était en uniforme. " Vous n'y pensez pas, coupa Céline. Qu'on me voie, moi, en compagnie d'un militaire, c'est hors de question ! "
 (Propos recueillis par François Marchetti, in Céline au Danemark 1945-1951, D. Alliot, F. Marchetti, Ed. du Rocher, 2008, p. 98).

 

 

 

 

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                   David DÉCARIE.

 Ecrivain, professeur à l'Université de Moncton (Canada), spécialiste de littérature du XXe siècle et de l'œuvre de Louis-Ferdinand Céline.

 " Petite Musyne est finalement avalée par le gouffre souterrain : " Musyne disparut avec les autres. Je l'ai attendue, chez nous, en haut, une nuit, tout un jour, un an... Elle n'est jamais revenue me trouver. " (Voyage p. 4). La petite Musyne, le poème, la jouissance, la féerie, comme dans le prologue de Bagatelles, rentre sous terre. C'est une mise en abyme, mais ce n'est pas seulement la poésie, la musique qui rentre sous terre, c'est aussi la poétique, le métadiscours qui s'intériorise, s' " hermétise ", qui disparaît " au fond " du roman, dans le souterrain de ses significations métaphoriques, qui devient ce qu'il faut bien appeler un infra-discours.

 La scène est importante et sera constamment rejouée dans l'œuvre (1). Elle définit le lieu de la naissance de l'écriture qui correspond à ce que Céline appelait " l'outre-là " : c'est-à-dire un passé et un présent agrandis, d'avant la naissance et d'après la mort. Philippe Bonnefis a bien montré l'importance de ce mot et surtout, sa dualité, " car il y a deux outres en français, l'outre qui vient d'ultra (et qui veut dire " au-delà " en latin), l'outre qui vient d'uter (et qui veut dire " ventre " en grec) (2) ".

 Mettons-y, comme dans la chambre 36 de D'Un château l'autre, tout ce que l'on veut, tout ce qui est de trop : compressons-y les multiples facettes du Chaos, du désordre ; rangeons-y l' " émotion " célinienne, l'inconscient, freudien ou autre, l'inconnu ou l'ailleurs des Surréalistes, les pulsions, les souvenirs intra-utérins, l'abjection ; et encore, le ciel et l'enfer, le cosmo-tellurisme, les tables tournantes ; puis bouclons-y l'Autre, Mille-Pattes, Van Claben, Van Bagaden, les Juifs et les francs-maçons... Mettons-y, avant tout, la langue qui constitue, reconstitue " l'outre-là " ; la langue qui, seule, comprend ce capharnaüm de sens ; la langue dans laquelle descend l'écrivain : c'est là que se trouve " petite musique ".

 Que faisait donc le narrateur des Entretiens à la station Pigalle (c'est louche) ? Parions qu'il cherchait Musyne, qu'il cherchait encore " petite musique " ! Comment aller la chercher dans " l'outre-là ", dans les profondeurs affreuses ou dans le ciel où rien ne luit, comment aller la dénicher ? A pied, comme Orphée ? Ce n'est plus guère possible et c'est devant cette impossibilité que les métaphores de transport ou d'invention surgissent.
 Cloche, ballons, trains, tous ces transports sont autant de tentatives de l'écrivain d'atteindre le " bout de la nuit ", de traverser le Styx en style.
 

 (1) Une des dernières haltes ferroviaires de Rigodon sera la cloche, le cloque géante de Hambourg, véritable Notre-Dame de glaise, explorée avec les " avortons ".
 (2) Philippe Bonnefis, " De l'âme : l'hypothèse du ballon dans l'œuvre de Céline, Revue des Sciences Humaines, vol. 71, n° 200, 1985, p. 134.

 (David Décarie, Métro-tout-nerfs-rails-magiques, Les transports dans l'œuvre de Louis-Ferdinand Céline, Editions 8, Premier trimestre 2018).

 

 

 

 

 

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                            René BARJAVEL.

   " Pour moi, le vingtième siècle ne compte jusqu'à présent qu'un novateur, c'est Ferdinand. Et je dirai même qu'un seul écrivain. J'espère que tu n'en seras pas froissé. Il est tellement au-dessus de nous. Qu'il soit torturé et persécuté est normal. C'est affreux d'écrire cela quand on pense que c'est un homme vivant, mais en même temps, à cause de sa grandeur, on ne peut s'empêcher de le considérer en dehors du temps et des contingences qui l'écrasent.
  Je crois profondément que plus un homme est grand, plus il s'expose à être blessé par tous. La tranquillité n'est que pour les médiocres, ceux dont la tête disparaît dans la foule. Céline voudrait revenir à Paris ou en France, et tu fais tout ce que tu peux pour l'aider, mais dis-toi bien ceci : où qu'il soit, il sera persécuté. 

 Son désir de trouver la paix ailleurs qu'à l'endroit où il est, n'est qu'un rêve. Il ne trouvera la paix nulle part. Il sera persécuté jusqu'à la mort ; où qu'il aille. Et il le sait bien. Et il n'y peut rien, ni nous non plus. Nous pouvons seulement proclamer, à chaque occasion, qu'il est le plus grand, et encore en faisant cela nous attirons sur lui les haines décuplées des petits, des médiocres, des châtrés, de tous ceux qui crèvent de haine jalouse dès qu'on leur relève la  tête pour leur montrer les sommets. Ils sont la multitude ".
 (Barjavel écrit cette lettre à Albert Paraz en 1958, alors que Céline est encore en exil au Danemark). 

 

 

 

 

 

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                         Philippe MURAY.

   Reste à savoir comment, en déplaisant unanimement, il plaît aussi d'une autre façon, beaucoup plus secrètement, par son délire criminel que la communauté semble avoir intérêt à garder enfermé et caché pour continuer à en jouir comme d'un jardin intime...
  Rares sont donc ceux qui auront su se mettre à la hauteur d'une œuvre qui seule, peut-être, fut à la hauteur de ce siècle. Pour avoir montré littérairement jusqu'où menait le déchaînement de la négativité libérée dont nous savons par ailleurs sur quels cauchemars elle déboucha politiquement, Céline est exemplaire. De même que ce
siècle voulait le meurtre en commun et il lui en a fourni la délectation écrite. Ces deux opérations sont isomorphes.

 Par conséquent la ligne de partage ne passe pas par là, comme j'essaierai de le démontrer. Il n'y a pas deux Céline parce qu'il n'y a qu'un Céline et s'il n'y a qu'un Céline c'est qu'il est multiple. De qui parle-t-on ? De l'auteur de Voyage ou de celui des autres livres que les gens n'ont pas lus, qu'ils ne peuvent pas lire parce qu'ils sont paraît-il illisibles ? Du Céline comique picaresque ou du Céline prophète de malheur ? Du Céline petit-bourgeois ou du Céline viking descendant des Des Touches de Lentillière ? Du Céline fécal ou du Céline " délicat " ? Du Céline gréco-celte ou du Céline nabi messianique ? Des dentelles ou des nouilles ? Des féeries ou des massacres ? Dérision de toutes les analyses dès qu'il s'agit d'un écrivain, c'est-à-dire de cette personne incertaine et toujours déjà disparue qu'une inquiétante renommée enveloppe, analogue à celle qui transmue saint Jean lorsque le Christ ressuscité prononce sur lui l'une des ses plus mystérieuses paroles. Dérision de la paix du savoir devant ces ouragans jamais complètement apaisés dont la succession fait l'impossible " histoire " de la littérature.

  Toute la question est donc bien plutôt de savoir comment, en offrant à l'époque ce qu'elle lui demandait, il a réussi quand même à être seul, absolument, au point d'essayer fanatiquement de ne plus l'être là où nous sommes le plus en famille, du côté de la notion de race. Comment aussi ont pu coexister à travers toute une vie et toute une œuvre deux visions du monde, l'une profonde, intenable, insoutenable, désespérante, qui dévoile la violence et la méchanceté humaines à la base de toute société ; l'autre communautaire, réconfortante pour la collectivité, qui dénonce une certaine catégorie d'êtres humains comme responsables du pourrissement du lien social. De quoi enfin n'a-t-il cessé d'essayer de ne plus avoir peur ? Car l'antisémitisme n'est pas le nom interchangeable de sa terreur mais bien au contraire ce qu'il a trouvé pour la supprimer ou la " guérir ". Autrement dit, pourquoi a-t-il eu besoin d'apprivoiser par le racisme le gouffre noir qu'ouvrait peu à peu son écriture ?

  En somme, qu'avait-il découvert de si horrifiant, qu'il lui fallut à tout prix une politique, un projet, pour y échapper ? Et enfin, qu'a-t-on mis exactement en prison, qu'a-t-on mis au trou, dans le trou de la mémoire sociale, pendant ces années d'après-guerre où on le fit disparaître dans les glaces, là-bas, là-haut, vers la Baltique ?
  Qu'avait-on besoin furieusement d'oublier à travers l'oubli de Céline ? Quelle amnésie volontaire recouvre, pour tous, le signifiant Céline ?
 (Philippe Muray, Céline, Bibliothèque Médiations, Denoël, 1984, p.40).

                                                                                                             

     

 

 

 

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                       OLE VINDING.

  " Céline demeure dans ma mémoire comme un des hommes les plus extraordinaires que j'aie jamais rencontrés. Ses dons étaient rayonnants, ses rages flamboyantes, ses détresses, des gouffres insondables. Impossible de passer une seule seconde indifférente en sa présence. Chaque rencontre était choquante, et c'était bien tout le registre nerveux qui en était secoué depuis la plus sincère compassion jusqu'à l'épouvante la plus salée ou bien à la plus cuisante indignation devant l'injustice, tant celle du monde que celle de Céline lui-même.
  Mais le plus curieux était que ces moments dramatiques, tous, sans exception, laissaient derrière eux une sorte de calme ou d'équanimité permettant aux pensées de refaire les points tranquillement.

  On le quittait dans un état chaotique, mais on pensait à lui en complète sérénité. Quand il quitta le Danemark en juillet 1951, il me manqua aussitôt et, depuis, je l'ai toujours regretté vivement. Il laissait un vide dans l'existence. Une dynamo en était enlevée.
 (...) Il était sans conteste un dangereux fardeau pour lui-même et il fallait toute sa force spirituelle pour le porter. Si cette force par moments l'abandonnait, soit que son état physique fût mauvais, soit que son exaspération de vivre le triste sort d'un émigré devenait intolérable, il lui arrivait, comme à des gens de loin moins intelligents que lui, de céder à un total désespoir. Il faut ajouter que même alors il faisait de la poésie.

  Il était beaucoup plus un émigré que tout autre émigré, du moins le pensait-il ainsi, et il justifiait son état à part, justement à cause de son don linguistique. Ce don, le plus précieux chez lui, était et demeurait infailliblement isolé chez nous, " barbares " nordiques.
  (...) Aucun des Danois dont il avait fait connaissance ne savait suffisamment le français pour saisir sa volonté linguistique, ses intentions formelles... Les deux livres qui ont fait sa gloire : Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit sont aussi les deux qui perpétueront son nom. 
  (...) La fatigue des moments où la migraine assaillait sa pauvre tête suppliciée, le désir écrasant de se plaindre et d'accuser semblent y dominer totalement. (...) Perdant, il l'est, et continuera de l'être. Son esprit le veut et le veut parfois à tout prix et contre toute équité.

  Dans ce Nord apathique, sans art (c'est ce qu'il pensait), il n'était que deux personnalités à avoir trouvé grâce à ses yeux : Ibsen et Hans Christian Andersen. Le premier vécut son propre enfer, le second nous ouvrit par ses rêves les portes du ciel.
 (...) Comment était-il ? Je l'ai connu pendant trois ans moins un mois, de juin 48 à mai 51. C'était un fort bel homme, bien qu'à première vue il fit plutôt penser à une vieille femme édentée. Il était beau, d'un coup, lorsque ses douleurs physiques et ses pensées tristes lui laissaient un instant de répit. Le visage était vraiment noble, les traits fins, les yeux inoubliables par leur expression, la bouche sensible, mais, même dans les moments de détente, marquée des plis du sarcasme en deux minces lignes aux commissures.
 
  Généralement, il ne pouvait rester tranquille. Son visage se déformait sous d'étranges grimaces, et quand il parlait, il lui arrivait d'avoir l'écume aux lèvres ou de se mettre à baver. Il cherchait ses mots et trouvait toujours les plus inattendus, ceux qui avaient le plus grand pouvoir évocateur ou ceux qui faisaient le plus sûrement mouche. J'ai eu souvent l'impression qu'en fait il ne s'adressait jamais à un interlocuteur, qu'il se laissait emporter par son flot oratoire, comme dans un état inspiré, qu'en vérité il écrivait, oubliant la présence des autres, oubliant qu'on pouvait entendre ses mots et que ses efforts pour les trouver devenaient perceptibles à autrui (...) ses journées et ses nuits blanches s'écoulaient en un continuel torrent d'idées, qui devenait une œuvre - une œuvre audible comme un discours. Il inversait les effets : le discours était écriture, l'écriture discours.

  Il échangea la vie qui lui avait été offerte dans sa jeunesse contre la vie que son cerveau lui dictait de vivre. Il ne sacrifia pas l'intelligence à l'imagination mais l'y subordonna. Ce qu'il dut lui en coûter lui importait peu. Cela lui coûta tout. Il mourut de sa jonglerie. "
 (Perspektiv, Ole Vinding, 1960, in Le Danemark a-t-il sauvé Céline ? Helga Pedersen, Plon, 1975, p. 141).

 

 

 

 

 

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                        PIERRE DE BOISDEFFRE.

  Il nous l'avait dit dans le Voyage :

 La grande défaite, c'est d'oublier, et surtout ce qui vous a fait crever sans comprendre jamais à quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu'on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière.

 
Céline, lui, n'a rien oublié, de la peine et de l'horreur d'être homme ; mais il n'a rien appris non plus. C'est en cela que son œuvre n'est pas seulement signée mais datée : amère prémonition du désastre, que le soleil de juin 40, puis l'aube blême d'Hiroshima, confirmeront pour toute une génération ! Le Sartre des Chemins de la Liberté, le Camus de L'Etranger, et plus encore, tout le théâtre de l'Absurde, Beckett en tête, n'auraient pas été ce qu'ils sont si Céline ne les avait précédés.

 Si tant d'écrivains français d'aujourd'hui - et peu importe qu'ils l'aient , dans leur quasi-totalité, renié - procèdent de son génie, c'est qu'ils lui doivent deux révélations essentielles : un thème - la fin du monde - et un langage : la Parole à l'état brut remplace la méditation distante de l'Ecrit.
 La fin du monde, Céline l'a prêchée avec obstination, la puissance d'invective, la foi sans égale des Pères de l'Eglise annonçant à une humanité déchirée le prochain retour du Messie.
 A l'inverse de tant d'intellectuels ses frères, Céline n'était pas futile. Il était même désespérément sérieux. Comme s'il portait, depuis sa naissance, un secret douloureux. Ecrire, pour lui, ce fut trahir - et d'abord trahir nos secrets - ceux que l'espèce humaine ne veut pas s'avouer.

  Il n'y a de terrible en nous et sur la terre et dans le ciel peut-être que ce qui n'a pas encore été dit. Or l'écrivain, s'il est un homme, a le devoir de dire. En 1930, tous les écrivains qui comptent sont d'accord là-dessus, du genre Malraux au jeune Giono. Mais on peut dire, comme le Giono des premiers récits, la splendeur de la nature, et prêter sa voix aux arbres et aux fleurs, au souffle panique qu'étouffe aujourd'hui le bruit des machines. On peut aussi dire, comme Malraux, l'éveil du prolétariat, l'appel de l'Asie, la fraternité des révolutions. On peut aussi plonger, comme Kafka, jusqu'au fond du gouffre, et soulever le couvercle de la marmite que des siècles de civilisation tiennent refermé sur la commune humanité. Céline, lui, a prêté sa voix à ceux qui n'avaient pas le droit de se plaindre parce qu'ils n'avaient pas de langage.
  On ne sera tranquille que lorsque tout aura été dit, une bonne fois pour toutes, alors enfin on fera silence et on aura plus peur de se taire. Ça y sera.
Ne croit-on pas entendre ici un des personnages-troncs de Samuel Beckett, la voix inexorable qui coule dans la tranquillité de la décomposition et qui n'imagine pas d'autre fin que celle de la merde qui attend la chasse d'eau ?

  Sans doute, pendant quelques siècles, l'humanité s'est-elle étourdie. Elle croyait à la Science, au Progrès, à la Gloire. Cherchant à rassembler, à travers révolutions et guerres, ses forces dispersées, elle aspirait à l'unité. Céline a peint, dans Semmelweis - le moins connu et peut-être le plus beau de ses livres - ces noces énormes de l'homme et de l'Histoire, le va-et-vient des années 1789, toutes frontières ravagées et confondues dans un immense royaume de Frénésie, les hommes voulant du progrès, et le progrès voulant les hommes.
 
Vingt ans avant l'Homme révolté de Camus, il dénonçait l'utopie de cette soi-disant libération : l'Humanité s'ennuyait, elle brûla quelques dieux, changea de costume et paya l'Histoire de quelques gloires nouvelles.

  Mais l'homme n'a pu échapper à sa propre condition ; toujours, il a fini par se retrouver devant le seul problème qu'il ne pouvait résoudre et qui embrasse tous les autres : celui de la Mort. En vérité, dans l'histoire des temps la vie n'est qu'une ivresse, la Vérité c'est la mort. Les régimes totalitaires peuvent bien transposer l'Eternité dans le temps, et faire croire aux foules qu'ils sont les démiurges de leur propre condition, ils restent incapables d'échapper à l'alternative que Camus posera en ces termes : ou la police ou la folie.
 Les Pères de l'Eglise, eux, ricane Céline, ils connaissaient leur boulot. Ils promettaient le bonheur pour dans l'autre monde.
 (Sur la postérité de Céline, Cahiers de l'Herne poche-club, 1968).


 

 

 

 

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                      CELINE ET LES CELINIENS.

  Quel retour et quelle revanche de la littérature ! Il n'y en a plus que pour Céline sur l'étal des libraires et même dans les gazettes de gauche.
 C'est à se demander si le siècle n'endosse pas une autre mémoire. A la Libération, on flanquait à la poubelle les manuscrits de Céline. Celui qui, à l'époque, aurait réédité Voyage se serait accuser de vouloir rallumer les fours crématoires. On ne touchait qu'avec des pincettes à ces feuillets puants. C'était l'hygiène du temps.

  Les années passèrent, mais la proscription ne relâchait pas la prise de ses griffes. Nimier dut employer des ruses diaboliques pour que D'un château l'autre sortit de la clandestinité, prenant le risque du scandale et offrant sur le plateau de L'Express la réaction hitléro-nuppone au progressisme moralisateur.
  Quand Céline mourut, la critique littéraire n'eut aucun geste d'embaumeur et la badauderie ne se pressa pas autour du catafalque. Le corbillard des pauvres et les funérailles de Mozart : on portait en terre la charogne d'un maudit. Une dizaine d'amis autour de la fosse, on montrait du doigt cette canaille, avait-on idée de saluer le cercueil de Céline le jour de l'apothéose posthume d'Hemingway ? 

  On a parcouru du chemin depuis cette absoute à la sauvette. Aujourd'hui, l'éloge fuse de partout, y compris des clans où l'invective populacière était la pratique courante et mécanisée. Il n'y a plus que Bernard Henri-Lévy pour soutenir que Céline, littérairement, était un moins que rien, parce que vous savez bien, camarades, qu'un facho ne peut être qu'un écrivain nul et mon avenu. A la quasi unanimité, la confrérie, aujourd'hui, est plutôt d'avis que l'on se trouverait en présence de quelqu'un de l'importance de Proust.
  Le siècle vingtième, selon les augures qui pensent bien et qui jugent selon le sens de l'histoire, a enfanté deux génies romanesques. Avec le premier, les mots se lovent
et s'étirent ; avec le second, ils tressautent et ils dansent une drôle de bamboula.

  Proust n'a pas souffert des révélations du venimeux Painter. L'anecdote d'une vie - d'une vie parallèle - ne pèse d'aucun poids sur une œuvre. L'œuvre existe en soi, et Proust avait pris la précaution de l'affirmer en long et en large, fortement et subtilement dans son Contre Sainte-Beuve.
  Nous n'en sommes pas là encore avec Céline. Il ne s'agit pas de réhabiliter l'homme, les hommes sont ce qu'ils sont, hélas ! mais de s'abstenir enfin de l'utiliser pour réduire l'écrivain en bouillie. Nous ne réclamons rien d'autre, et nous commençons à obtenir satisfaction.

  Céline, comme Chardonne le disait de l'amour, c'est  beaucoup plus et beaucoup mieux que Céline. Une dinguerie raciste, mais aussi la prose la plus neuve de la littérature moderne, le vocabulaire le plus abondant et le plus inventif, avec l'intensité aiguë d'une syntaxe pointilliste. La biographie scrupuleuse de François Gibault ne cache rien du personnage, de ses erreurs, de ses fautes, de ses folies et de l'univers obsessionnel qu'elles engendrent. L'étude d'Henri Godard, Poétique de Céline, ne dissimule rien du prodigieux inventeur. On met ces deux livres en parallèle, on y intègre les pages retrouvées de Féerie pour une autre fois, et l'on sait, avec une évidence immédiate, de quel côté penche la balance de la postérité.

  Nous sommes devant l'individu Céline d'une curiosité insatiable, récupérant le moindre de ses bavardages épistolaires avant de les commenter en maniaque. Il y a une raison à un intérêt aussi persévérant, mais personne n'ose dire que c'est une raison frivole : nous essayons de comprendre ce qui répugne à l'explication en règle.
  Au fur et à mesure que s'écouleront les années, il ne restera de ces recherches et de leur agitation d'escorte que le mystère célinien, celui d'une vie, celui d'une création. La biographie n'intéressera plus que les érudits amateurs de savants recoupements et des voyeurs friands d'anecdotes bien assaisonnées. La bibliographie, elle, continuera à inspirer les Godard de l'avenir qui nous proposeront, à la lumière des développements prévisibles des sciences humaines et de la linguistique universitaire, la recette, toujours mieux au point, de la cuisine célinienne.

  Et puis, lorsqu'il aura dépouillé cette bibliothèque et qu'il constatera qu'elle ne lui dispense que des broutilles, quelqu'un se lèvera et dira tout simplement, tout bêtement : reportez-vous au texte de Céline plutôt qu'aux travaux des céliniens, là est le secret et là la magie, transmettez le secret et éprouvez la magie, soyez comme le furent Diderot et Baudelaire un amateur éclairé, pratiquez si vous le pouvez la seule critique qui compte, et pour vous entraîner à cette tâche, relisez donc l'article de Léon Daudet sur Voyage
  (Pol Vandromme, Hors série Spécial Céline, Presse Littéraire, février 2008).

 

 

 

 

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                   NIMIER ET CELINE.

  Pas de colis, avait dit Marcel Aymé au jeune admirateur parisien qui s'enquérait de l'exil danois du proscrit, pas de colis, de la chaleur qui vienne de France, et les Epées. La chaleur, tout de suite, était venue de France ; une fois qu'elle fut là, elle y resta à demeure. Après le livre, les articles, et quels articles !
 Nimier bataillait sur tous les fronts journalistiques et il tirait en l'honneur de Céline des salves innombrables. Le feu était nourri magnifiquement. Le brave Paraz besognait ferme, mais il n'avait qu'une tranchée et il ne parvenait jamais à en occuper une autre. Nimier était dans la place, avec tous les prestiges de la jeunesse à visage découvert et à l'épée mousquetaire, avec aussi les ruses clandestines du cheval de Troie. On l'adorait et on le craignait. On avait fini par l'adorer parce qu'on le craignait, les maris par exemple, quelques confrères aussi.

  Une revue s'était fondée pour arrondir la table que les signataires de la liste noire avaient  réduite comme une peau de chagrin. Les écrivains non admis furent priés de s'asseoir en compagnie de ceux que toléraient encore les épurateurs de la littérature. Cette audace était bénéfique pour le sommaire : Montherlant, Chardonne, Jouhandeau, Giono, toute la clandestinité glorieuse. Cela ne passait pas sans mal - on pétitionnait contre, auprès des droits de l'homme, de la conscience universelle, de quelques autres fantoches dans leur niche - mais cela passait.

  La prudence rusait en casuiste. On disait que Mauriac était le Paulhan de l'après-guerre, moins farceur péteux mais plus matois retors. Sous sa polémique, une politique littéraire ne s'astreignait qu'à une relative clandestinité. On récupérait comme on avançait ses pions dans la partie d'échecs. On avait du discernement dans la récupération : Chardonne d'accord, il est doux, il aime le Malagar presque autant que le Delamain millésimé mil neuf cent vingt, il n'engueule pas et il invite les jeunes filles à se marier ; mais pas Céline, le goujat, le corrupteur, le poubellier, on manquait étouffer de colère.

  Nimier conduisait ses articles comme ses voitures, il ne négociait pas les virages le pied sur la pédale de frein, il roulait toujours en casse-cou. Les sujets d'articles ressemblaient aux routes : aucun n'était tabou. Ceux qui effrayaient les habiles le jetaient dans la hâte de son plaisir le plus vif. Céline s'en souviendrait : " loin de vouloir, lui, la mort du rat, il fait tout pour le dépanner... vous pensez qu'une telle mansuétude est prise plutôt mal en haut lieu et qu'on en jase, et foutrement, à travers rédactions, loges, radios, sacristies, librairies de choc... il a pas fini d'en entendre, felcher sans conscience !... bamboula et tamtam des haines suis ! y a qu'à me taper dessus que ça résonne ! moustille, gambade, éructe fol ! jacule, pâme ! " (Nord, p.506).

  [...] Nimier interdisait que l'on réglât encore le compte de la littérature sur le dos des grands écrivains. Sa mémoire enthousiaste n'avait rien oublié, elle chantait dans les œuvres qui avaient été la mélodie de son adolescence. Sa mémoire de regret et de rage, elle, ne tolérait pas que cette musique divine, par la faute du sectarisme obscurantiste, ne fût plus admise à la quête d'harmonies nouvelles. La même réaction se fût emparée de Nimier, en souvenir du Libertinage ou du Paysan de Paris, si l'Histoire avait battu les cartes autrement et si Laubreaux, avec son  commando bordeleux de la tour pointue, avait réduit en miettes le manuscrit d'Aurélien. Que le bonheur de Barbezieux vive donc à Madère ! C'était son devoir, et celui de Nimier de l'aider à s'accomplir. Demandait-on trop à la raison des littérateurs en les pressant de refaire amitié avec la littérature et de vider ailleurs la querelle du siècle ?

  La délivrance était proche. Le trop plein de la médiocrité stagnait. Les aînés radotaient, les jeunes n'avaient rien à dire, et l'ennui était réciproque. Claude Morgan ne remplaçait pas Drieu, ni Vercors Jouhandeau, ni Mouloudji Giono, ni le Royjules Montherlant, ni le Roy-claude Chardonne, ni même Pierre Hervé (il était assez doué celui-là, en bretteur de contrebande) Rebatet. La résistance n'était pas de taille en littérature ; elle se révélait même incapable de fleurir comme il eût fallu le tombeau de son grand mort, l'exemplaire (dans son œuvre aussi bien que dans sa vie) Jean Prévost. Encore un coup d'épaule, et la porte, de plus en plus mal cadenassée, sortirait de ses gonds. Les nouveaux maîtres céderaient bientôt la place aux vieux messieurs.
  De ces vieux messieurs, Roger Nimier fut le bâton de jeunesse. Chardonne débutait sous les auspices du hussard, qui se chargeait des instructions pour le service de presse. On ne mettait pas encore chez Lipp un nom sur le visage charentais. Avec lequel de ses oncles de province déjeune donc Roger ? Chez Lasserre, Nimier déclinait au maître d'hôtel l'identité de Morand et le super-intendant, à la fin du dîner, glissait à l'oreille de Roger : ce Morand, c'est votre grand-père maternel ?

  L'époque renversait les rôles. Nimier avait horreur de cette contre-nature. Un désir le possédait : que le monde se remît à l'endroit. Il le réalisa vite, il réussissait tout du premier coup - coup d'essai, coup de maître. Nimier connut le bonheur d'Angelo lorsque Paris se toqua une nouvelle fois (et pour de meilleures raisons que la première fois) de Giono. Les derniers bastions de la résistance anachronique tombaient les uns après les autres : Jouhandeau rappliquait et Martin-Chauffier détalait. La civilisation s'emparait des lettres de noblesse de la république, et la barbarie était de la revue.
  Le dernier vieux monsieur à n'avoir pas réintégré la cité et sa fête s'appelait Céline. L'exil danois continuait à Meudon. Céline n'avait que le droit d'entrer au cirque. Il ne l'utilisait même pas. Pourquoi prendre cette peine ? Il était le cirque à soi seul, avec ses gueules et ses baves, sa sciure et ses crottins, son barnum et ses cymbales, les oripeaux de ses clowns et l'odeur forte de ses fauves.

  Nimier s'époumonait : donnez-lui le prix Nobel, ça lui revient, donnez-le lui, la littérature ne vous en voudra pas, elle vous en sera reconnaissante et vous serez enfin du dernier bien avec cette mignonne. On ne pouvait pas ne pas l'entendre : qu'il est drôle Roger, toujours à la veille d'un gag, jamais en retard d'une plaisanterie, il n'y avait que lui pour avoir une idée pareille, bouffonne et inattendue, vous vous rendez compte, le gueux de Meudon dans l'habit de Camus et devant la reine de Suède encore bien, qui n'a jamais entendu un gros mot de sa vie ni mis un point d'exclamation à l'un de ses textes.
  Céline s'extasiait. Un garçon si gentil (il aimait Lucette, il aimait Ferdinand, il aimait même les chiens du portail), si beau (chérubin avec des fils de soie au bout des paupières), si érudit (toutes les éruditions expertes - Scève, Labbé, la guerre, le ballet - toutes les éruditions suspectes - les bières, le catalogue de la N.R.F., les vins, l'équipée de Thalamas, les alcools, le coup de Tanger, les morilles à la crème, l'Indochine de Malraux) et, en même temps, d'une intelligence si forte, résolue à se bagarrer, à se compromettre, à redresser les torts, à jouer sa mise sur un coup de sang, à sommer Stockholm de s'allier à Meudon ! Ah ! toi, qui auras jusqu'à la fin l'âge de Garance, (sa peau douce, l'éclat de ses yeux, la gaieté de sa voix, le velours de ses jambes), toi l'Arletty fidèle, frotte donc ta magie à la sienne. (Arletty, p.230).

  Lorsque Gaston fit de Roger le prince du royaume gallimardeux, l'heure de Céline sonna. La griserie ! La béatitude ! La panacée ! " Voici Nimier, il n'a pas vieilli, je dirais même : il est plus gamin que jamais... certainement plus sémillant que lors de notre dernière rencontre. " (Rigodon, p. 838). On s'occupait ensemble du cheptel, on le notait sur vingt, en maître de ballet de la bagatelle. Ça éduquait mieux l'œil salace que les articles scrofuleux d'André Rousseaux ou les chroniques rachitiques de Robert Kemp. On avait tout, les plaisirs mignards (que l'on s'échangeait en connaisseurs) et les grands frissons (qu'il était seul à pouvoir obtenir, puissant et redouté, galopin désinvolte en gestionnaire efficace). S'était promis, juré, le Roger, que Ferdinand et Céline feraient plus qu'un, l'écriture de l'époque et l'avenir de la littérature. Fallait pour qu'il en fût ainsi que l'Express entrât dans la danse, que Madeleine Chapsal (l'une de ses cantatrices préférées) chantât le grand air et que le chœur de la comédie parisienne le reprît.
  Roger n'appartenait pas à la cellule-mère de l'emmerderiecompacte, il suçait pas les friandises loukoum de la boutique à Norbert. Sa planète farfelue dardait un soleil plus imprévisible et plus fabuleux, les semailles au contact de ce foyer se levaient en moissons.

  Ce que Nimier voulait, Roger l'avait. Tout. Tout. Tout. Ferdinand, il a tout eu, l'Express et la charge de son clairon, le lancement publicitaire en rafale, le départ en flèche des tirages, les insultes de Siegmaringen (pourquoi il fermait les camps et il éteignait les fours, le traître Ferdine, il disait Cousteau), les invectives habituelles de Coventry-la-martyre (pourquoi il rallume la sorcellerie, le dégueulasse Ferdinand, il pleurnichait le courrier de l'humanisme), l'hommage du galopin ravi de sa potion et du fourmillement des mouches attrapées (pourquoi il a vendu Littré à la Gestapo, le Bardamu crapuleux, il éructait le tiré-à-part du bulletin de la gallimarderie), les gros titres et les gros tirages, la valse des saucisses et le gala des vaches, as-tu lu le Céline nouveau, c'est le beaujolais extra et le Baruch super.
  Ferdinand, il ne radinait plus sur le compliment, il tricotait le superlatif grandiose, il balbutiait, il défaillait, il pâmoisonnait sous la jouissance. " Que ce Nimier est donc admirable !... (...) Que grouillent et se terrent, s'enfouissent sous quelle crotte !... tous les non éblouis !... les Temps sont venus. " (Lettre de Céline à Nimier, 16 juin 1960).

  Ils étaient venus les temps, les cérémonies et les orgues - la bible sur son beau papier, la pléiadisation . L'œuvre de Roger, le chef-d'œuvre de Nimier !
  A Roger l'Ariel, il avait écrit Ferdinand. " Ne vous faites pas blesser, accidenter !... l'accident est un sport de riches... le pauvre geint, souffre, lasse, perd sa place de clown. " (Lettre de Céline à Nimier, 3 août 1959).
  Paraît qu'un complot postal a égaré la lettre. Les prophètes ils sont toujours marrons, la vie elle est charognarde !
 (Pol Vandromme, Céline et Cie, L'Age d'Homme, 1996, p.287).

 

 

 

 

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                    QU'ON RELISE SES LIVRES !

  Il y a l'œuvre et il y a l'homme.
 L'œuvre on l'a. Elle survivra toute seule aux critiques pelliculeux et cornichons qui se torturent le foie pour sécréter le maximum de bile. L'homme, ce sera plus ardu. L'homme avec son secret. Même ses rares amis se heurtaient à cette âme farouche. Le regard seul trahissait parfois l'immense générosité. Il y avait aussi son sourire.

  On a accusé Céline de mépriser l'homme... Ses ennemis qui l'ont vilipendé, craché, interdit, traqué, spolié, enfermé, ont mal lu ses livres, aveuglés par leur fureur haineuse. Ils n'ont pas connu l'homme.
  On a fait de Céline un loup enragé, un infâme collabo, un pornographe, un scatologue, un anticlérical, un antisémite, un antimilitariste, un antibourgeois, un anticonformiste, un anticommuniste, un anti n'importe quoi. Parce qu'il a tout fait voler en éclats, aussi bien les formes classiques de la littérature que le langage conventionnel et la syntaxe sclérosée, on a hurlé au sacrilège et on l'a condamné.

  Mais qu'on relise les livres de Céline ! On verra que cette poésie frénétique - souvent sarcastique - cet irrespect total, cette fresque digne de l'Apocalypse, cette violence verbale parfois irritante, ne sont que les produits d'une générosité incomprise, bafouée ; d'une sensibilité immense et d'une pitié impatiente.
  Je ne m'étendrai pas sur l'œuvre. Elle est là, solide, puissante, indestructible. Rappelez-vous Normance : " Ils achèteront plus tard mes livres, beaucoup plus tard, quand je serai mort, pour étudier ce que furent les premiers séismes de la fin, et de la vacherie du tronc des hommes, et les explosions des fonds d'âme... Ils savaient pas, ils sauront ! "
                                                               
                   
André BRISSAUD, L'Herne, 1963).

 

 


 

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                      CELINE ET L'HUMANITE.  

  (...) Quant aux coupeurs de Céline en deux, après avoir dénoncé " l’abomination antisémite ", ils s’étonnent parfois que celui-ci ait eu une attitude si bonne ou si amicale envers ses malades ou relations diverses (n’en excluant ni Juifs, ni Résistants). L’aveuglement idéologique les empêche de comprendre les choses les plus simples : dans la vie Céline se conduisait comme tout un chacun (ou comme tout un chacun devrait se conduire) avec les individus réels qu’il rencontrait, et n’avait de haine que pour les entités abstraites... et ceux qui identifient leur propre être à ces entités. Ainsi que l’écrivait deux siècles auparavant J. Swift : " J’ai toujours détesté toutes les nations, professions ou communautés, et je ne puis aimer que des individus. J’abhorre et je hais surtout l’animal qui porte le nom d’homme, bien que j’aime de tout mon cœur Jean, Pierre, Thomas, etc. " (cité par André Breton).
   Mais cette haine de la nation chez Swift est pour le moins non univoque, car comme l’écrit encore Breton : " Cet Irlandais qui se regarde comme en exil dans son pays, ne parvient pas à fixer ailleurs sa résidence ; cet Irlandais toujours prêt à dire du mal de l’Irlande expose pour elle sa fortune, sa liberté, sa vie, et la sauve pour près d’un siècle de l’asservissement dont l’Angleterre la menace. "

   C’est que, on l’a vu, chez Swift comme chez la plupart des misanthropes, la haine du genre humain n’a de sens que comme goût du particulier. Et si la Nation est l’une des entités qui briment ce dernier, à la différence de l’Humanité elle recèle aussi une part qui lui permet de se manifester.
Nul autre, sans doute, que Céline (à qui la citation précédente – transposée – pourrait presque entièrement s’appliquer) n’a exprimé aussi parfaitement ce faux paradoxe. Partir la fleur au fusil combattre l’ennemi national, Ferdinand-Bardamu en reviendra l’horreur au bout du fusil et la fleur au cœur.
   Dès lors, face au clairon nostalgique du droit du sang et au cliquetis triomphant du droit de l’encaisse s’élèvera, inaltérable, la petite musique célinienne qui n’est autre que la poésie. " Tout homme ayant un cœur qui bat possède aussi sa chanson, sa petite musique personnelle, son rythme enchanteur au fond de ses 36°8, autrement il vivrait pas. La nature est assez bourrelle, elle nous force assez à manger, à rechercher la boustiffe, par tombereau, par tonnes, pour entretenir sa chaleur ; elle peut bien mettre un peu de drôlerie au fond de cette damnée carcasse. Ce luxe est payé " (Les Beaux draps, pp. 171-172).
  
    Nicole Debrie a parfaitement souligné la différence fondamentale entre patriotisme sensible et nationalisme belliqueux : " Si l’on se réfère aux œuvres de Céline, il est évident que l’attitude de l’auteur est faite de ferveur et non de fanatisme. Elle repose sur le sentiment de la singularité de chacun et sur l’intuition que l’art, l’enthousiasme et tout ce qui donne un sens à la vie, ne peuvent naître qu’à partir de ce qui est, de ce que l’on sent réellement. Il existe un secret accord entre les hommes et ce qui les entoure ; c’est cet accord qu’il faut chercher à exprimer, à exalter. " Que trouvons-nous en ce pays, des Flandres au Béarn ?... Chansonniers et peintres, contrée de légère musique, sans insister, peut-être une fraîcheur de danse, un chatoiement de gaieté au bord des palettes, et d’esprit en tout ceci, pris de vertige et badinant... et puis doux et mélancolique " ².
   " Si l’on écoute Céline, il faut laisser à l’Espagne son inspiration tragique, à l’Allemagne, sa poésie du départ. À chacun son inspiration suivant son être... " 3.
 
   Pour Céline, la patrie, ce " même ton ", ce " petit sourire de gaieté, doux et mélancolique ", c’est d’abord le bout de pavé où l’on vit, tant bien que mal : la patrie, c’est le passage Choiseul à Paris, le dispensaire de Clichy, la rue Girardon à Montmartre, c’est Meudon-sur-Seine qui évoque la péniche de Mahé et l’accordéon de Marceau 4, et les chansons... La patrie de Céline, c’est Madame Bérenge, la concierge qui est arrivée " tout au bout de la vieillesse ", c’est Gustin, le cousin-confrère spécialiste toutes maladies, c’est l’oncle Arthur, et l’oncle Édouard, et Roger-Marin Courtial des Pereires. Ce sont tous les autres dont l’énumération serait trop longue mais peut-être pas fastidieuse ; tous ces lieux et personnages uniques, tout à fait uniques, inimaginables ailleurs et autres.

   Céline sait bien que tout cela est sur le point de disparaître et que la guerre qui vient accélèrera le processus, que l’accordéon se mettra à jazzer, délaissant mélodies des rues et chansons des ports. Et il sait que la disparition de ce Paris et de cette France populaires, c’est aussi celle d’une tradition qui remonte loin, très loin, au-delà même de l’Ancien Régime, comme de tout régime. Céline a su reconnaître une continuité dans la patrie sensible représentée au plus haut point par sa langue. Il a su reconnaître dans le langage parisien populaire la pérennité de la langue française, véhicule tout à la fois de la pensée rigoureuse et de la poésie. C’est pourquoi la petite musique célinienne est l’union exceptionnelle de la langue classique et de la langue populaire. C’est Du Bellay et Villon, et c’est autre chose encore.      

 Si Céline est le plus grand écrivain français du XXe siècle, ce que même certains de ses adversaires sont contraints d’admettre, c’est qu’il exprime parfaitement ce moment de la civilisation française, toujours faite de subversion et de tradition. S’il s’était contenté de maintenir la tradition dans la littérature, il n’aurait été qu’un écrivain nationaliste parmi d’autres cherchant, sans y parvenir tout à fait, à écrire dans une langue rigoureusement classique. S’il avait, au contraire, adopté le parti de la simple déstructuration du langage, comme tant de ses imitateurs posthumes, il n’aurait fait apparaître que la dissolution sociale et le sordide subséquent. Tel un de ses " admirateurs ", fugace gloire médiatique des années 80, qui écrivait le matin avec un thermomètre anal.


    Céline a représenté son époque, non pas en la glorifiant, mais en révélant contre elle, violemment, ce qu’elle recelait de singularité enracinée.
Il en fut le meilleur représentant, mais pas le seul. Si l’on examinait sans plus de préjugés les écrits de certains surréalistes, on constaterait qu’on y trouve aussi, sous d’autres formes, cette féconde dualité. André Breton, pour revenir à lui, a accompagné ses recherches sur les possibilités poétiques de l’individu, par l’écriture d’une langue belle, précise, quasi classique autant qu’imaginative, devant laquelle sa revendication d’une citoyenneté mondiale pèse peu. Et si ne régnaient pas les ukases poétiques de tous bords, on pourrait incontestablement rapprocher (ce qui n’est pas confondre) la poésie célinienne de ce qu’Armand Lanoux, à propos d’André Hardellet, a appelé " un surréalisme populaire " : Jacques Prévert (regardez les films animés par son réalisme poétique), Raymond Queneau (lisez Pierrot mon ami ou Zazie), Robert Desnos (eh ! oui... Écoutez La Complainte de Fantômas), et Léo Malet, bien sûr, à la fois surréaliste et célinien. Quant au fantastique social de Mac Orlan et Carco, est-il nécessaire de préciser qu’il n’est pas sans rapport avec la féerie célinienne ?


    C’est cependant en dehors de ces poètes qu’il faut chercher celui qui, à la même époque, a su pousser l’exigence poétique assez loin pour rejoindre Céline dans la dénonciation de l’hégémonie matérialiste et le rejet de l’illusion progressiste : Antonin Artaud, l’exilé de Rodez. Et les simples individus, Céline et Artaud, ayant tous deux été taxés de délire, c’est-à-dire d’excès de petite musique, on me permettra de conclure ce petit texte consacré au premier par une citation du second à propos d’un troisième : " On peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s’est fait cuire qu’une main et n’a pas fait plus, pour le reste, que de se trancher une fois l’oreille gauche dans un monde où on mange chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et mis en rage tel que cueilli à sa sortie du sexe maternel. Et ceci n’est pas une image, mais un fait abondamment et quotidiennement répété et cultivé à travers toute la terre. "
Céline et Artaud, les trucidés de l’Humanité !

  Alain AJAX (mai 1993)
 

1. Voir Nicole Debrie. L.-F. Céline, Éd. du Trident, 1982, p.76.
2. Les Beaux draps, p.177.
3. Nicole Debrie, op.cit., pp.162-163.
4. Dans une lettre adressée à Mahé le 2 octobre 1933, Céline lui recommandait "M. Marceau Verschuren accordéoniste et compositeur de grand talent" (coll. É. Mazet). V. Marceau, en effet, qui adopta son prénom comme nom d’artiste, et le fit précéder de l’initiale de son patronyme, fut un des meilleurs accordéonistes musette de l’avant-guerre. Dans les années 50, il composa la musique de bon nombre des grandes et belles chansons de Pierre Mac Orlan. Il mourut en 1990, dans l’oubli et l’indifférence médiatique totale. L’année suivante le trompettiste de jazz Miles Davies mourut à son tour. Journaux, radios et télé en parlèrent pendant une semaine...

 

 

 

 

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                   TINOU Le VIGAN, TEMOIGNAGE.

 Antoinette Lassauce, dite " Tinou " (1909- ?), épouse de Robert Coquillaud, dit " Le Vigan " (1900-1972), est née dans les Vosges mais habite l'Algérie dans les années vingt.
  En 1934, elle rencontre Le Vigan en Algérie lors du tournage du film Golgotha dans lequel il tient le premier rôle. Elle le rejoint à Paris ; ils se marient en 1936 et s'installent au 12, rue Girardon.
  En 1943, elle divorce pour René Guédon, aviateur reconverti dans les affaires. Propos recueillis par Eric Mazet en 1987.

  J'ai rencontré Le Vigan à Alger en 1934, j'étais figurante dans Golgotha, le film de Duvivier dans lequel il tenait le rôle du Christ. Nous avons commencé à vivre ensemble en 1935, puis nous nous sommes mariés à Paris le 3 janvier 1936. Sa mère et sa sœur étaient présentes. Son père, André Coquillaud, était vétérinaire, et sa mère, Charlotte Grollet, était très gentille avec moi, même après le divorce. Il avait également un frère avec qui il s'est fâché plus tard et qu'il ne revit plus.

   Le Vigan était un être équilibré, blagueur, il ne buvait, ni ne fumait. Il faisait collection de masques, d'oiseaux en corne, de tapis du Maroc et de tableaux de Gen Paul (qu'il connaissait avant 1934) et de Dufy. Le Vigan était très croyant, et ce, depuis sa plus tendre enfance. Il avait été élevé chez les jésuites, son rôle dans Golgotha a été une consécration pour lui.

  Nous nous sommes installés à Montmartre au 12, rue Girardon. Nous avons loué un petit appartement. C'est en 1935 que Le Vigan rencontre Céline, certainement dans l'atelier de Gen Paul. Dans la rue vivait le fils de Pissarro qui peignait également. Robert voulait lui acheter un de ces tableaux, ou celui de son père, je ne m'en rappelle plus exactement. Céline et Gen Paul lui ont déconseillé : " un peintre juif !... "

  Céline, Gen Paul et Le Vigan formaient une véritable " bande " à Montmartre. Quand ils sortaient pour se rendre à des réunions, ils arboraient des foulards rouges, de vrais petits bolchéviques...
  Mais Céline, c'était Jupiter. Il régnait en maître sur tous ces amis qui étaient tous en admiration devant lui. A son retour de Russie, Céline nous a dit : " Halte-là, on fait fausse route. " A Montmartre, on voyait aussi Jean Bonvilliers, qui était un ami de Gen Paul et de Céline. Dans la bande, les femmes n'avaient pas le droit à la parole. Encore moins Lucette que les autres, vu qu'elle était plus jeune que nous. D'ailleurs, Céline l'appelait " la Pipe " ce qui n'était pas un compliment délicat... Quand je demandais à Céline pourquoi il écrivait avec des mots si orduriers, il me répondait : " Le niveau français, c'est la boîte à ordures !... "

  Céline connaissait bien l'aviatrice et reporter Titaÿna, elle écrivait dans Paris-Soir. Elle était l'objet de nombreuses rumeurs, on disait qu'elle avait couché avec le Mikado, on la disait espionne également. Céline a bien connu son mari également, le professeur Desmarets, docteur en médecine. Il a été arrêté à la Libération en 1944 et incarcéré à Noisy-le-Sec, avec Brasillach. Il mourra des suites de son incarcération, alors qu'il s'était toujours tenu à l'écart des activités de sa femme.

  Gen Paul était assez méchant, il appelait Henri Mahé " le perroquet de Céline ". Mais c'était de la jalousie car Mahé était quelqu'un d'intelligent, d'original et de cultivé. Il était très gentil et romantique. On surnommait Mahé " Pêche de lune ", tellement il avait un beau teint. Mais Gen Paul était jaloux de tout ça. C'est d'ailleurs Gen Paul qui apprendra à Le Vigan à jouer à la guitare.
  Le premier nom de Bébert était Chibaroui, je ne me souviens plus pourquoi.
 En 1936, Le Vigan a loué une maison à Pennedepie, près de Honfleur. Une maison sans gaz, ni électricité, où Céline nous rejoindra et y couchera.

  Après Les Beaux draps, Céline avait commencé une suite qui devait s'appeler Le Drapeau à coulisses.
  Céline a poussé Le Vigan à me faire avorter (au cinquième mois !) dans un hôpital communiste de La Glacière. Le Vigan n'était pas fait pour avoir un enfant, une famille...

   Le Vigan s'est fâché avec Céline en 1940 ou 1941 à cause d'Arthur Pfannstiel. Il était le traducteur en allemand de Bagatelles pour un massacre. Céline l'aimait beaucoup. Il allait au bordel avec sa femme et Céline à Paris. Il parlait très bien le français et est devenu expert international en peinture, et plus particulièrement de Modigliani. Il était également très ami avec Mahé à qui il a décroché plusieurs films où il était décorateur. C'était un homme cultivé, rigolo, charmant, mais il était dangereux... Arthur Pfannstiel avait répété à Céline et à Mahé que Le Vigan les dénonçait comme défaitistes aux Allemands. Ce que Céline lui reprochera encore après guerre dans ses lettres. De colère, Le Vigan a tout bradé, tout vendu, meubles, objets tableaux de Dufy et de Gen Paul après sa dispute avec Céline et il part s'installer au 36, avenue de Washington.
  C'est d'ailleurs Mahé qui décorera l'appartement : lit à cretonnes en nuages bleus, gris et blancs, ciel de lit foncé, baldaquins, maquette de bateau sur la cheminée... Céline viendra s'excuser avenue de Washington avec un bouquet de fleurs à la main. Puis, Le Vigan revient à Montmartre, s'installe 12, avenue Junot après le raccommodage, vers septembre 1942.

  En octobre 1941, Le Vigan joue Le Misanthrope aux Ambassadeurs, pendant trois semaines. Céline et Mahé assistent aux répétitions. Le Vigan avait des talons hauts et marchait d'une manière ridicule. Céline conseille de les scier.
  Depuis 1942, ma vie de couple avec Le Vigan battait de l'aile. Le 19 décembre 1942, je fais dresser un constat d'adultère avec... mon amant l'aviateur René Guédon. C'est Me André Saudemont qui s'est occupé de notre divorce. C'était un avocat spécialisé dans les affaires de mœurs et ami des chanteurs et des comédiens. C'était également un ami d'Henri Mahé et un familier de La Malamoa. C'est lui également qui a défendu Céline en 1939 dans l'affaire L'Ecole des cadavres. Le divorce fut prononcé le 3 avril 1943.
 (Propos recueillis par Eric Mazet, BC n°329, avril 2011).

 

 

 

 

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                       A.D.G.

 Sur le thème " Le martyre des polémistes ", le romancier A.D.G. disparu en 2005, prononça une émouvante allocution le 14 juillet 2001, devant les " Amis d'Henri Béraud ". Voici l'extrait qui concerne Céline.

  " Qui de plus moderne et de plus violent aussi comme polémiste que Louis-Ferdinand Céline, disparu il y a 40 ans, en juillet 1961 ? Il est non seulement l'immense romancier du Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit, mais peut-être surtout le pamphlétaire maudit des Beaux draps, de Bagatelles pour un massacre, L'Ecole des cadavres et aussi de ce Mea culpa terrible, sorte de cri à rebours du Retour d'URSS de Gide, où Céline vira sa cuti de gauche pour opter vers la priorité à droite. Pamphlétaire maudit, mais aussi pamphlets maudits, puisque, craignant des représailles, terrorisée par la paranoïa posthume de Céline - qui fut persécuté un peu moins qu'il ne le dit mais plus qu'on ne l'enseigne - sa veuve, Lucette Almanzor, refuse la réédition des trois pamphlets que j'ai cités, condamnant les lecteurs à les acheter sous le manteau comme de mauvais romans-photos.

  Pamphlets antisémites, dit-on, et certains le nient afin de dédouaner le Rousseau de Meudon. Dans le Juif, disent certains, Céline aurait voulu représenter les forces du mal, un monstre imaginaire, une sorte de golem de la société d'avant-guerre. Mais c'est précisément oublier le climat de cette avant-guerre qui était surtout une après-guerre, celle de 1914. Le pacifiste, le cuirassier Louis Destouches fut blessé héroïquement en Argonne, alors qu'il opérait une liaison sur son cheval. Son oreille perdue et le traumatisme crânien lui rappelaient sans cesse  les horreurs que des millions d'hommes venaient de vivre sur ces terres désolées où d'autres millions d'hommes avaient péri.

   C'est pourquoi le Voyage - s'il est un long cri déserteur ou mutin, alors que Céline ne fut ni l'un ni l'autre, mais exerça son devoir - paraissait naturel aux hommes de cette époque-là de chaque côté du Rhin. Sa famille, et singulièrement, sa mère et sa grand-mère qu'il idolâtrait - tenait commerce de mercerie fine et dentelles dans le Passage Choiseul à Paris, un milieu très antisémite qui s'opposait aux gros façonniers déjà installés dans le Sentier voisin. Premier antisémitisme.

   Ayant mené à bien ses études de médecine grâce à son passé d'ancien combattant qui lui valut bourse et indulgence, il eut du mal à s'installer, confronté à des confrères omniprésents dans la profession, eux qui, grâce à leur traditionnelle entraide, réussissaient.

   L'antisémitisme familial, partagé, rappelons-le, par une large fraction de la population française, y compris par la gauche, pour dénoncer les 200 familles, ne fut pas toujours innocent ethniquement, se mua en antisémitisme professionnel. Et ce ne fut pas son bref passage à la SDN, ancêtre du Machin ONU, qui risquait de l'arranger, non plus que ses rapports avec ses confrères en banlieue parisienne. C'est donc à la fois par pacifisme - pour lui, les marchands de canon sont juifs - par tradition familiale et par expérience médicale qu'il focalise ses colères de grand blessé - d'ailleurs, pas trépané comme il le prétendait - sur le " youpin " comme on dirait le Yéti, sorte de guignol tragique qui manipule les citoyens et les envoie au casse-pipe pour, dit-il, " 500 000 suaires au comptant ". " Il me manque encore quelques haines ", écrivait-il en épigraphe de Mea culpa, " je suis certain qu'elles existent ".

  Il ne croyait pas si bien dire : lui, l'enfant chéri de la gauche qui rendait hommage à Zola, l'auteur anarchiste qui dénonçait le colonialisme dans le Voyage - ouvrage traduit en russe pour l'URSS par Elsa Triolet - sans doute par Aragon qui tenait la plume, allait, aussitôt après ce pamphlet anti-communiste virulent, connaître la malédiction qui frappe ceux qui n'adhérent pas à la pensée marxiste. Il s'en consolait, certes, en confiant à Elie Faure, un moment tenté par le Parti communiste et qui s'en était détourné : " Et vous voudriez en plus que la merde sentît bon ? "

  Venant après la publication de ses pamphlets dits antisémites, on aurait pu penser que l'Occupation de la France était pour lui une seconde divine surprise. Pas du tout. Hitler le révulse, la tradition anti-boche patriotique de sa génération fait qu'il vitupère les Vert-de-gris de la Wehrmacht, les collaborateurs qu'il trouve ou trop mous, ou pas assez. Seul Rebatet échappe à sa vindicte. Dans Les Décombres, il avait découvert un énergumène de sa trempe, et il n'est pas indifférent de constater que ce fut le même éditeur, Denoël, qui publia les deux hommes.

   A la Libération, persuadé à raison que si les FFI l'attrapaient, ils le tireraient comme au ball-trap, il s'enfuit de Paris avec Lucette, l'extravagant acteur Le Vigan (interprète de Goupi Mains rouges et de Golgotha de Duvivier pour lequel il s'était fait limer les dents afin de mieux ressembler au Christ), et le fameux chat Bébert. Il échappera encore à la rafle des Alliés en se réfugiant au Danemark, d'où il assourdira ses amis avec ses récriminations incessantes. De ce point de vue, Albert Paraz, pamphlétaire maudit également, et qui mourut à l'hôpital, auteur du Gala des vaches, du Menuet du haricot et de Valsez saucisses, se comporta en véritable saint laïque. Mais il est vrai que Céline, qu'on considère avec Proust comme le plus grand écrivain du XXe siècle, fut un polémiste maudit et qu'il mourut sans regagner la place éminente dans le monde des lettres qu'il occupait avant la guerre.

   On peut le comprendre quand on lit cette prose d'énervé notoire : " Les peuples idolâtrent la merde, que ce soit en musique, en peinture, en phrase, à la guerre ou sur les tréteaux. L'imposture et la déesse des foules. Si j'étais né dictateur, à Dieu ne plaise, il se passerait de drôles de choses. Je sais moi, ce qu'il a besoin, le peuple, c'est pas d'une révolution ; ce qu'il a besoin, c'est qu'on le foute pendant dix ans au silence et à l'eau, qu'il dégorge tout le trop d'alcool qu'il a bu depuis 93 et les mots qu'il a entendus. Tel quel, il est irrémédiable. Il est tellement farci d'ordures maçonniques et de vinasses, il a la tripe en un tel état d'enjuivement et de cirrhose qu'il croule en loques dans les chiottes juives à la poussée des haut-parleurs " (Bagatelles pour un massacre).

   Je rappelle que, contrairement à ce qu'on dit, les pamphlets ne sont pas interdits. Ils ne sont pas réédités, mais on peut parfaitement les acheter, il n'y a rien d'illégal.

   Marat, Rivarol, Céline, trois écrivains maudits que la politique et le vent de l'histoire emportèrent. Et bien qu'éloignés les uns des autres, quelque chose les rassemble, outre leurs tragiques destins contrariés. Ils pensaient que la littérature était une médecine de l'âme de leur pays. Révolution pour deux d'entre eux et dans deux camps opposés, guerre mondiale pour le troisième qui fut tiraillé entre deux camps et deux opinions.

   En cela, ils rejoignirent aussi notre cher Henri Béraud dont on sait la fin tragique. On sait l'importance de l'injustice qui le frappa, et on mesure encore aujourd'hui les traces de l'ostracisme qui le poursuit. Maudits, ces écrivains, ces polémistes, ces pamphlétaires, peut-être par l'histoire, les dieux ou le destin. "
 (Céline polémiste, BC n° 264). 


 

 

 

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                      Marina  ALBERGHINI .

  J'ai rencontré pour la première fois le nom de Céline en juillet 1961, quand les journaux italiens lui consacrèrent une très brève et frileuse nécrologie. Je n'étais guère plus qu'une adolescente, mais j'avais déjà beaucoup lu, surtout des auteurs français, mes préférés. Mais ce nom, je ne l'avais jamais entendu. Je ne savais pas, alors, que même en Italie, Céline avait été enterré vivant, que sur lui était tombée cette conjuration du silence dont parle si bien Pierre Monnier dans son Ferdinand furieux. Jusqu'à la chute du mur de Berlin, en effet, et au virage immédiat du Parti Communiste Italien en Parti Démocrate Social, l'intelligentsia de gauche, qui dominait les Lettres et les Arts en Italie, avait épuré Céline dont pourtant elle connaissait très bien la valeur, surtout Moravia qui le " pompa " beaucoup dans ses livres. Quant à notre Droite et à la Démocratie chrétienne, elles étaient tellement indifférentes à l'Art et à la Littérature que Céline, elles ne savaient même pas qui il était !

  Je me souviens qu'alors je demandai des informations à ma tante, écrivain, intellectuelle et membre actif du Parti Communiste italien : " C'est un très grand écrivain mais aussi un être méprisable et un pornographe, et c'est très bien que personne ne le lise ". Je me rappelle aussi qu'alors cela me sembla étrange qu'un artiste fut exclu pour de tels motifs. Puis je n'y pensai plus. Je dois avouer que j'ai pour les chats une vraie passion et un jour, dans un livre français sur les chats historiques, je lus l'histoire d'un chat extraordinaire qui, avec son maître, avait traversé l'Europe en flammes durant la dernière guerre. Ce maître s'appelait Louis-Ferdinand Céline et certainement ce devait être aussi un être extraordinaire, pensais-je tout de suite, pour faire une chose pareille.

  Céline !... Il me revint alors en mémoire cet été lointain et cette fois je voulus en savoir plus. Mais en Italie il n'y avait rien, ni une biographie, ni un essai, rien, et dire qu'il  y avait eu son Centenaire une année avant ! Je demandai alors de l'aide, comme je l'ai toujours fait pour mes biographies françaises, à ma grande amie Colette Romain, et elle m'envoya celle d'Alméras. Je la lus et même si je sentais que l'auteur était tendancieux, de ce livre, malgré lui, il ne pouvait pas m'empêcher qu'émerge un génie comme je ne croyais pas qu'il puisse y en avoir eu depuis la mort de Shakespeare, un génie dont la vie, la pensée, l'œuvre auraient donné lieu à certaines thèses de licence : un de ces très rares écrivains qui, quand vous les avez lus, vous changent la vision du Monde.

  (...) Ma conviction se renforçait, jusqu'à ce que je me décide à écrire une biographie de façon à faire sortir Céline de sa condition d'enterré vivant et de le faire connaître en Italie. Dans mon livre, je me suis proposée surtout de :

 - Faire parler Céline ( toujours rigoureusement d'après les documents originaux ) beaucoup plus que l'ont fait les autres biographes, de façon à rendre plus clairs sa pensée et son art, sans l'interprétation qui apparaît trop souvent dans celle des autres.

 - Rediscuter le terme " pamphlets " pour lequel je propose celui de " poèmes " comme Céline lui-même le désirait. (...) Chefs-d'œuvre littéraires de grande beauté. Quant à leurs morceaux violents, j'ai cherché d'en comprendre les raisons en les remettant dans leur contexte historique et en les voyant surtout, à la lumière du " délire célinien " et de la violence qui naît en lui pour la défense des faibles... Dans Bagatelles, il se déchaîne encore pour sauver le faible qui est dans ce cas le " bleu ", la chair à canons. Si ensuite, nous définissons comme " pamphlets " ces livres, alors pour moi, La Divine Comédie et l'Evangile selon Mathieu le sont également. (...) Si Mea culpa dénonce les horreurs de la collectivisation et du communisme, il y a pourtant aussi un sens plus haut dans une méditation lucide, antirhétorique et antisentimentale, sur le sens de la vie humaine, si L'Eglise attaque la Société des Nations et les multinationales, c'est dans une dénonciation du Pouvoir de la parole, le pouvoir politique, et de la prééminence de la masse sur l'individu ; dans Mort à crédit, la rencontre du petit Ferdinand avec L'Ava c'est la dénonciation de l'éternelle et mortelle répression de l'enfance dans le contexte familial, mais aussi une métaphore de la tragique inutilité de la vieillesse.

 - Ensuite valoriser et montrer au maximum le Céline de la joie, parce que, encore aujourd'hui, Céline est souvent considéré comme un nihiliste bilieux. Et ensuite l'artiste et le poète, ami des artistes, son très important rapport avec Breughel et Bosch, son identification avec le Prospero shakespearien, son amour pour la Mer, le Mythe, la Danse, l'Art et la Beauté. Ce qu'il appelait " les fleurs de l'être ". Et aussi le Céline auteur de ballets.

 - Je veux aussi souligner le Céline peintre et artiste figuratif car pour moi toute son œuvre est visuelle, quelquefois abstraite ( je pense à la description des couleurs du ciel durant les bombardements), mais aussi expressionniste, dans la description des personnages, et symboliste, comme lorsqu'il décrit l'humanité qui s'agite dans le Passage Choiseul.

  ... Mais je désire aussi que mon livre sorte bien l'idée qu'il n'existe pas un bon Pouvoir et un mauvais Pouvoir. Le Pouvoir, et l'Idéologie qui est son alibi, comme la guerre son corollaire, est la violence de l'homme sur l'homme, de quelque part qu'elle vienne. Le génocide des Goulags est l'oeuvre du communisme, des Indiens d'Amérique du Nord des Etats-Unis, des Albigeois du pape Innocent III et aujourd'hui des Kurdes et des Thibétains, seulement pour citer quelques exemples, ainsi que des millions de morts dans les camps d'extermination, depuis ceux des nazis, aux communistes, aux Américains, et les massacres de l'intégralisme islamique, sont un thème éternel dans l'histoire de l'homme et font partie du langage sadique de l'ominide comme l'appelait Céline, qui démontre avec sa vie et sa pensée, qu'un homme libre ne peut encore vivre dans cette Société où " il faut mourir ou mentir ".

  Il existe une Histoire de l'Art, non une Histoire Morale de l'Art. Celui qui ne pense pas ainsi est un frère des nazis qui mirent le feu aux livres, de ceux qui mutilèrent le Voyage dans la traduction russe, de ceux qui voulaient tuer Giotto parce qu'il avait fait le portrait de son ami Dante dans la cathédrale de Florence, et de papes de la Contre -Réforme, qui dressèrent la liste des livres interdits, épouvantés par les idées nouvelles, idées illuministes qui arrivaient de la France et qui empêchèrent pendant deux siècles les Italiens de penser, sinon avec de très grands risques.

  Et c'est donc aussi le frère du prêtre qui alluma les bûchers de l'Inquisition, du Communisme qui fit devenir fous les dissidents et les intellectuels dans le Goulag, du Cardinal ( qui fut ensuite Saint ) qui fit taire Galilée, et du Pape qui fit brûler vif Giordano Bruno parce qu'il avait découvert un univers plus à la mesure de Dieu que de l'homme.

    Ceci, au-delà de son grand art, est pour moi la grande leçon de vie et de pensée de Céline.
  (Céline, l'enterré vivant, BC n° 188, juin 1998).

 

 

 


 

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      Jacques  d'ARRIBEHAUDE  a lu : Yves Chiron, Edmond Burke et la Révolution Française, Ed. Téqui, Paris, 1988.

  Les " Réflexions sur la Révolution de France ", publiées à Londres le 1er novembre 1790 par Edmond Burke, célèbre parlementaire Irlandais n'ont cessé depuis lors d'irriter la longue suite de nos dirigeants politiques épris de niaiseries démagogiques et accoutumés à endormir l'opinion de mascarades égalitaires dans l'imposture généralisée des " Droits de l'homme et du citoyen ".

  Félicitons comme il le mérite le jeune historien Yves Chiron (auquel l'Académie vient de décerner le prix d'Histoire Eugène Colas) et son éditeur qui rendent enfin accessible au public un ouvrage depuis longtemps introuvable, un auteur dont la liberté d'expression, la vigueur de pensée, la puissance évocatrice et prophétique toujours intacte, réduisent à son abjection et à son néant l' " Evènement " dont on nous sommes sans répit de célébrer la générosité sublime, la gloire sans pareille, et une grandeur que le monde entier, jusqu'au dernier Botocudo, jusqu'à l'ultime survivant de la Terre de Feu et de Rarotonga, ne cesse de nous envier frénétiquement.

  (...) Nul ne s'avisait, dans le tumulte emphatique qui remplissait ces pauvres cervelles de débiles et de gredins, de ces " liaisons secrètes " que Chateaubriand a si bien  perçu par la suite entre égalité et dictature, et qui la rendent parfaitement incompatible avec la liberté. L'Angleterre, pays de gens pratiques, ne pouvait qu'être aux antipodes de l'imitation " améliorée " que l'on croyait en faire, " et ses grands seigneurs, accourus pour acheter à vil prix le mobilier et les trésors de la Nation vendus à l'encan, n'en revenaient pas de ce vertige de crétinisme et de l'hystérie collective et criminelle emportant follement le malheureux peuple de France vers l'esclavage, la ruine et l'effacement de la scène du monde au nom de fumées et d'abstractions extravagantes, mensongères et pitoyables. " Quant à la masse du peuple, dit Burke, quand une fois ce malheureux troupeau s'est dispersé, quand ces pauvres brebis se sont soustraites, ne disons pas à la contrainte mais à la protection de l'autorité naturelle et de la subordination légitime, leur sort inévitable est de devenir la proie des imposteurs. Je ne peux concevoir, dit-il encore, comment aucun homme peut parvenir à un degré si élevé de présomption que son pays ne lui semble plus qu'une carte blanche sur laquelle il peut griffonner à plaisir... Un vrai politique considèrera toujours quel est le meilleur parti que l'on puisse tirer des matériaux existants dans sa patrie. Penchant à conserver ; talent d'améliorer ; voilà les deux qualités qui me feraient juger de la qualité d'un homme d'Etat.

  (...) Céline, si lucide et si imperméable à la rémoulade d'abstractions humanitaires dont résonnent sans trêve nos grands tamtams médiatiques, et qui savait son Histoire comme on ne l'enseigne nulle part, a décrit la situation une fois pour toutes dans une des pages les plus saisissantes du " Voyage ". - " Ecoutez-moi bien, camarade, et ne le laissez plus passer sans bien vous pénétrer de son importance, ce signe capital dont resplendissent toutes les hypocrisies meurtrières de notre société : " L'attendrissement sur le sort du miteux... " C'est le signe... Il est infaillible. C'est par l'affection que ça commence... Autrefois, la mode fanatique, c'était " Vive Jésus ! Au bûcher les hérétiques ! " mais rares et volontaires, après tout, les hérétiques. Tandis que désormais... les hommes qui ne veulent ni découdre, ni assassiner personne, les Pacifistes puants, qu'on s'en empare et qu'on les écartèle afin que la Patrie en devienne plus aimée, plus joyeuse et plus douce ! Et s'il y en a là dedans des immondes qui se refusent à comprendre ces choses sublimes, ils n'ont qu'à aller s'enterrer tout de suite avec les autres, pas tout à fait cependant, mais au fin bout du cimetière sous l'épithète infâmante des lâches sans idéal, car ils auront perdu, ces ignobles, le droit magnifique à un petit bout d'ombre du monument adjudicataire et communal élevé pour les morts convenables dans l'allée du centre, et puis aussi perdu le droit de recueillir un peu de l'écho du Ministre qui viendra ce dimanche encore uriner chez le Préfet et frémir de la gueule au-dessus des tombes après le déjeuner. "

    Que l'on me pardonne cette citation un peu longue et d'ailleurs incomplète, mais elle m'a paru comme un prolongement naturel des " Réflexions " de Burke, tout en évoquant irrésistiblement l'Auguste Président, grand amateur de cimetières, panthéons et nécropoles, qui s'apprête à commémorer en grande pompe et dans l'extase universelle le Bicentenaire de l'incomparable Révolution Française. "
  (BC n° 73, septembre 1988).

 

 

 

 

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                      Paul  DEL PERUGIA.

 (...) Trois périls sont cachés dans cette masse d'écrits : romans, pamphlets, pièces de théâtre, interviews, arguments de ballets, surtout correspondance, et, dans le lointain, œuvres aujourd'hui disparues ou interdites. De splendides embellies, mais aussi des ciels d'ouragan arrachent tout du paysage : des cendres, des merveilles lapidaires, des scories, des boues. " Je vis, dit-il, dans un monde fermé et toujours le même : mes malades ouvriers. " L'entourage du voyage est donc loin des écrivains prospérant dans le prolétariat, dans l'écologie, loin des salons à la mode, des sacristies d'église ou d'édition, des bars littéraires et autres lieux où l'on pratiquait l' " écriture " au XXe siècle.

  Bernanos s'y connaissait en confessionnaux. " Pour nous, écrit-il dans le Crépuscule des Vieux, la question n'est pas de savoir si la peinture de M. Céline est vraie. Elle l'est. N'importe quel prêtre de la zone, auquel il arrive parfois de confesser les héros de M. Céline, vous dira que M. Céline a raison. "

  L'autre difficulté de le connaître tient au langage et au décor historique. Le langage populaire, comme la rue, n'existe plus. Le style et le vocabulaire d'un voyage s'étendant à travers un siècle ne feront plus que les délices d'érudits, amis de l'origine des mots et de la civilisation avec laquelle ils font corps. Quant à l'histoire vécue par Céline, c'est le point le plus grave : elle n'est plus visible. Tous les matins, on repeint les décors du XXe siècle écoulé afin de le rendre plus cohérent aux idéologies qu'on nous enseigne. Les couches de peinture successives sont maintenant si épaisses qu'elles forment des strates indécapables, cachant la vérité du siècle.

  La troisième difficulté est plus sérieuse encore. Sorti de prison et d'exil, Machiavel travaillait, le jour, dans les vignes, et la nuit venue, s'habillait de vêtements brodés d'or pour écrire son œuvre. Céline se préparait à écrire, précise-t-il lui-même, en janséniste, mais son lecteur ne peut ouvrir son livre qu'en se faisant noble. Son histoire ne finit pas comme Hegel, Marx, Trotsky le précisaient, c'est-à-dire, par le " Grand Soir ".

   Sous son ciel d'orage, Céline marchait une lanterne sourde à la main. Elle éclairait des pans de cité comme Paris, Londres, des ouvriers d'Amérique, les nègres du Cameroun, les passants de Leningrad, c'est-à-dire des peuples de travailleurs, de soldats, d'enfants, de braves gens souffrant d'inquiétudes dont ils ne discernaient pas la nature. Comment un " chroniqueur et un mystique " peut-il nous faire communiquer avec eux par les mots ?

   Lui qui dévoilait des fonds de lectures étonnantes et tombant toujours juste, citait, à l'occasion, des textes rares de mystiques comme Ruysbrok l'Admirable. " Vous connaissez, nous confie Louis-Ferdinand Céline, le mot de Ruysbrok rendu léger par l'ascétisme, il promenait son âme dans la main et la donnait à qui voulait. "

   C'est ce Céline qu'il faut voir en retrait de l'écrivain invariablement dénoncé comme débridé pour l'accuser ensuite d'une vulgarité étrangère à sa nature. En cheminant, il fit deux confidences. " L'amour en réserve, dit-il d'abord, il y en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement, c'est malheureux qu'ils demeurent si vaches avec tant d'amour en réserve les gens. Ca ne sort pas, voilà. C'est pris en dedans. Ca leur sert à rien. Ils en crèvent, en dedans, d'amour. " ( Voyage, p.498). A cette confidence peut s'en ajouter une autre : " Le fond de l'histoire ? Personne ne l'a jamais compris. Ni mon éditeur, ni les critiques, ni personne. (...) La voilà ! C'est l'amour dont nous osons encore parler dans notre enfer. " ( Cahier célinien I, Bromberger ).

  Pour aller de ce pas, une ascèse s'impose, détachant tout ce qui détourne du " voyage " et en éclaire profondément le style. Le pélagianisme est, certes, une des hérésies modernes les plus cruelles. On ne se sauve pas sans la Grâce. D'où la solitude désolée entourant la marche de Céline : " C'est le voyageur solitaire qui va le plus loin. "
 (Céline et l'âme, BC n°158 ). 

   

 

 


 

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           Alain JAMOT  :  Montherlant - Céline.... (le Petit Célinien, 16 janvier 2011).

 " A partir de 1940, leur différence fondamentale s'affirme davantage. Céline boit des coups avec Brasillach, sert la louche d'Otto Abetz (Montherlant... aussi), torche des articulets pronazis, s'inquiète des progrès de la Résistance et se fout de la gueule de Pétain. Montherlant publie Le Solstice d'été, vision Collège Stanislas de la victoire d'Hitler, pontifie un max mais décline très astucieusement tout appel du pied trop pressant de la Révolution Nationale. Toujours la prudence...

  A partir de la Libération, où Montherlant s'en sort après une bonne remontrance, il décide de se lancer dans le théâtre, l'opérette pied-noir revue façon Grand Siècle, et nous débite La Reine morte et le Maître de Santiago ! Du beau boulot, du sublime au kilomètre, mais ça reste du toc, du chiqué, du bois peint, du faux marbre.

   Céline court sous les bombes avec le chat Bébert et sa dulcinée dans Berlin, claque du bec avec Le Vigan en Poméranie et finit dans une geôle au Danemark. Céline dépérit, commence ses correspondances fleuves, et finit par rentrer en France sur une astuce légale. Le voilà parti pour la misère, encore et encore, la gueulante aigrie, la paranoïa comme raison d'être, les falzars tenus par des bouts de ficelle, la pleurnicherie incessante, le fantasme des Chinois déferlant sur l'Occident, l'Apocalypse à Meudon, le discours répétitif et saoulant d'un vieillard complètement largué et méchant comme une teigne, avec des grabataires comme clients de son cabinet médical et du bordel dans toute la maisonnée.

   Il engueule Gaston Gallimard, pleure sans cesse pour un à-valoir ou une réédition pendant que ce dernier signe de confortables chèques à Montherlant, qui est quasiment sacré Trésor National Vivant et entre à l'Académie. Alors ça finit comme un mélo : Céline meurt angoissé, aigri, cradingue, sans jamais avoir triché. Et Montherlant se flingue douze ans après, ne supportant plus de devenir aveugle... et son masque se fendille définitivement.

   Résultat des courses.

 Que reste-t-il aujourd'hui de tout cela ? Littérairement, Céline gagne haut la main. Avec Proust (et Joyce) il a propulsé l'écriture hors des remugles bourgeois et des ânonnements bécasses des profs de lettres. La littérature, avec lui ça gueule, ça souffre, ça pète, ça picole, ça frôle les grands parcours Deleuze/Guattari : on se déterritérialise pour replanter sa casbah ailleurs, plus loin, toujours plus loin, on va de ligne de fuite en ligne de fuite, on s'immerge dans le devenir perpétuel, dans le devenir-animal, le devenir-Bébert, le devenir-totalitaire, on prend tous les risques, on explose la syntaxe, on déverse un proto-argot, on se ramasse, et on parvient même à faire sortir des écrasements historiques et sociaux des trésors de tendresse. Et oui, comme tous les grands énervés, Céline sait aussi fondre de tendresse et d'amour pour sa meuf, son chat, ses amis, mais aussi ses pauvres, ses patients, ses prolos, ceux qui sentent la soupe, qui puent de la gueule, qui crèvent de la vérole, de la tuberculose ou du cancer, tous ceux pour qui le Front Populaire fut alors une miraculeuse épiphanie.   

 Céline écrivain de droite ?  Oui, mais d'une droite métaphysique, ontologique, pour qui le surgissement de l'Etre ne peut s'accompagner que d'un désespoir intégral et glaçant, d'une droite pour laquelle il n'y a pas de rédemption possible, et dont la parousie ne peut s'imaginer que comme une explosion vitaliste sans retour, un festival au lance-flammes...

   Montherlant, lui, avec son beau style, ses gros tirages d'antan et ses postures agaçantes, était en fait un homme du passé. Tout sonne un peu vieillot chez lui et surtout son style, un peu irréel, encore intéressant, parfois saisissant ou touchant, mais si loin, si loin... Montherlant héros d'une droite faussement moderne, qui se fait un film sur l'Ancien Régime, qui se prend le chou sur des arguties catholiques proprement inintelligibles aujourd'hui pour le Français moyen, ou qui ronchonne encore sur la perte de l'Algérie Française.

  Montherlant qui a aussi sûrement agi pour la décrédibilisation de l'écrivain en tant qu'artiste et intellectuel utile et légitime à droite que Sartre ou BHL à gauche, c'est dire !

   Céline anticipe notre chaos quotidien, nous file une toolbox stylistique pour nous en sortir. Montherlant nous ouvre son musée, et nous explique que quand même, avant, c'était mieux... Bukowski révérait Céline, et en fera un quasi-personnage dans son dernier roman. Montherlant, même Le Figaro n'en parle plus !

  Restent les livres, au-delà des hommes et des parcours. Mais combien les lisent encore vraiment, ces deux -là ! " (surlering.fr 27/10/2009).

 

 

 


 

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                        Alain JUPPÉ

 C'est en 1962 que paraît dans une petite revue landaise ce compte rendu de Voyage au bout de la nuit. Il offre la particularité d'être écrit par un brillant étudiant au lycée Victor Duruy de Mont-de Marsan. Titulaire des premiers prix de latin et de grec au concours général des lycées, il obtiendra, cette année-là, son bac à l'âge de dix-sept ans. Il s'appelle Alain JUPPÉ.

 Dans cet article, il constate " l'indicible faillite de toutes les valeurs " ; sept ans après, il votera pour ... Alain Krivine, candidat de la Ligue communiste aux élections présidentielles. Quelques années plus tard, il rejoindra le parti gaulliste et deviendra un proche collaborateur de Jacques Chirac alors premier Ministre. En mars dernier, il a été réélu, au premier tour, à la mairie de Bordeaux (avec 56,62 % des voix).

 " La nuit, c'est la vie. Et c'est bien jusqu'au bout de la nuit que mène la vie, jusqu'à la démission devant l'absurdité, jusqu'au désespoir devant la lâcheté.

 A la guerre comme à la paix, en Afrique comme en Amérique, en amour comme en affaire, Céline parie sur la turpitude humaine et à tout moment il gagne : il se heurte au même monstrueux égoïsme dont il finit par faire sa propre morale. Œil pour œil, dent pour dent puisque " le monde ne sait que vous tuer, comme un dormeur quand il se retourne, comme un dormeur tue ses puces... Faire confiance aux hommes c'est déjà se faire tuer un peu... "

  Faut-il résumer, à grands traits, les aventures de Ferdinand Bardamu ? 1914. Bon pour le service. Mais persuadé que le service n'est bon pour personne : " Je refuse la guerre et tout ce qu'il y a dedans... Je ne la déplore pas, moi. Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu'elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt quinze millions, et moi tout seul, c'est eux qui ont tort et c'est moi qui ai raison parce que je suis seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. Je vous l'affirme. Il n'y a que la vie qui compte ".

  Mieux vaut encore l'hôpital où l'on peut jouer aux héros fatigués devant de charmantes infirmières en mal de mâles, et goûter le repos de guerrier. Mais c'est encore trop près des champs de bataille : partir pour l'Afrique c'est plus sûr, et là s'enfoncer dans la jungle loin des hommes. La forêt et ses fièvres sont bien moins à craindre qu'eux, attentifs à la moindre défaillance, pour dépecer les restes sous un faux masque de pitié.

  Pourtant on retombe toujours dans leurs griffes. Vendu comme esclave, voici Bardamu, galérien de l'âge moderne, qui rame vers le nouveau monde. Et son cœur est plein d'espoirs, dans ses yeux les images se brouillent, toutes plus prometteuses.

 Eternelle déception ! Ici comme ailleurs, " a-t-on jamais vu personne descendre en enfer pour remplacer un autre ? On l'y voit l'y faire descendre ! " Seules les femmes valent le déplacement. Mais elles ne suffisent pas à guérir la nostalgie d'une Europe qui, désormais, a recouvré la paix.

 Ce n'est pas de traverser l'Océan qui peut faire hésiter Ferdinand. C'est un grand voyageur.

 Après tant de péripéties, il revient s'asseoir sur les bancs de la Fac et, une fois décroché le doctorat en médecine, le voici enfin installé Docteur Bardamu ! Ce n'est pas à Rancy où il a ouvert son cabinet qu'il trouvera la générosité et l'héroïsme à la quête desquels on peut le croire parti. Impossible Saint-Graal ! Sa profession l'amène plutôt à côtoyer la quotidienne bêtise d'une existence qui " vous tord et vous écrase la face... La misère est géante, elle se sert pour essuyer les ordures du monde de votre figure comme d'une toile à laver.

 Sa situation n'est guère plus enviable que celle de ses malades : les honoraires, quand il les touche, sont bien maigres.

 Finalement, il déserte et aboutit dans un asile privé dont le directeur lui abandonne l'administration. Enfin casé. Désormais il joue le jeu et s'enferme dans sa coquille à lui. " Autant pas se faire d'illusions : les gens n'ont rien à dire, ils ne se parlent que de leurs peines à eux, c'est entendu. Chacun pour soi, la terre pour tous ". " La beauté, c'est comme l'alcool, on s'y habitue ". " L'amour, c'est l'infini mis à la portée des caniches ", l'amitié une gêne, le dévouement un calcul. Dans ces conditions, que reste-t-il ?

 Sinon à exister pour soi, sans autre idéal que de survivre, de simplifier et de tout ramener au plaisir et à l'intérêt sans prétendre à l'abstraction suprême : le bonheur. Pas d'illusion : " On ne monte pas dans la vie. On descend ".

 Ainsi présenté, le livre peut rebuter. De fait, on doit critiquer son pessimisme excessif. Il y a autre chose, dont ne parle pas Céline. Il y a aussi des hommes qui croient, qui aiment, qui dépassent la lâcheté égocentrique de l'univers déchu où lui se meut. Cet autre monde, il l'entrevoit, mais le comprend mal. Quand il rencontre dans la brousse africaine un petit sous-officier qui trime jusqu'à l'épuisement pour que, là-bas, sa nièce reçoive une éducation de jeune fille, là-bas en France, alors il s'interroge, il a presque peur de découvrir l'impossible, et il passe en fermant les yeux. Tout juste s'il concède que " la lâcheté, ce n'est qu'en apparence... " " Les gens ont de l'amour en réserve ". " Seulement, ça ne sort pas. C'est pris en dedans, ça reste en dedans, ça ne leur sert à rien ".

  Pourtant, le cri farouche, insoutenable qu'il pousse - et dans quelle langue ! âpre, mordante, réaliste jusqu'à choquer - il est sincère et nécessaire. Il ne faut pas croire au meilleur des mondes, mais plutôt à un incroyable égoïsme, constater l'indicible faillite de toutes les valeurs et se débarrasser de cette bonne conscience qui nous engourdit.

  Nous ne pouvons pas être satisfaits, parce qu'il y a un scandale qui nous damne tous. Et le scandale c'est qu' " il existe en ce monde deux grandes manières de crever, soit par l'indifférence absolue de nos semblables en temps de paix, ou par la passion homicide des mêmes en la guerre venue... "
  (Le Grelot, 30 avril 1962, BC n°297, mai 2008).

 

 


 

 

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                         Pierre LAINÉ

 Voici à nouveau Céline renvoyé aux enfers, si tant est qu'il en soit jamais sorti. Refus de tel préfet de voir apposée une plaque commémorative ici, empêchement de telle cérémonie là, les admirateurs de Céline ont l'habitude de ces interdictions et de ces sottises. Céline maudit, Céline illisible, Céline sentant le souffre...

 Cette fois, c'est un tandem inattendu qui s'érige en censeur. Serge Klarsfeld s'indigne que Céline fasse partie - à l'occasion, rappelle Le Monde, du 50ème anniversaire de sa mort - des personnalités incluses dans le recueil 2011 des célébrations nationales, publié par le ministère de la culture. Et notre vaillant ministre, Frédéric Mitterrand, obtempère avec empressement et supprime le nom de l'écrivain de la liste des personnalités.

 D'après Le Monde daté du 21 janvier, Serge Klarsfeld a épinglé Henri Godard (éditeur de l'œuvre dans la Pléiade et auteur de la notice sur Céline dans le fameux recueil) notamment pour cette phrase : " Il (Céline) se tient soigneusement à l'écart de la collaboration officielle ". Henri Godard se montre pourtant bien raisonnable, bien prudent dans sa notice.

 Henri Godard a tout à fait raison à propos de la collaboration supposée de l'écrivain. Si l'on ne peut être que d'accord lorsque Serge Klarsfeld souligne cette évidence que Céline fut antisémite, et j'ajouterai antisémite enragé, furieux, condamnable, on ne peut le suivre pour le reste. Il est exact que pendant la guerre, Céline a continué, après les pamphlets de 1937 et 1938, à produire des articles virulents, en particulier dans Je suis partout. Il a payé pour cela, sept ans de prison et d'exil au Danemark. Et une condamnation par la Justice française en 1950, amnistiée l'année suivante. La culpabilité de Céline s'arrête là et n'entache pas l'attitude généreuse qui fut toujours la sienne. Il n'a trahi personne, il n'a livré aucun juif à la Gestapo, n'en a envoyé aucun à Drancy ou en Allemagne et n'a pas voulu les camps d'extermination et cette horreur découverte par la plupart des Français en 1945.

  La " collaboration " de Céline n'avait rien d'officielle, n'en déplaise à notre censeur. Qui ne sait peut-être pas que les écrits de Céline furent interdits en Allemagne pendant la guerre, que si l'écrivain fut invité avec d'autres écrivains ou artistes à l'ambassade d'Allemagne à Paris, ce fut l'occasion pour lui de déblatérer sur le régime nazi devant Otto Abetz, de prédire la fin piteuse du Reich.

 Céline a toujours été, avant, pendant et après la guerre, un homme seul et un homme libre qui clamait ce qu'il avait envie de dire, sans retenue, sans prudence. Lorsque Gide et quelques autres grandes figures de la littérature française ont été conviées en Allemagne, Céline s'est abstenu. Certes, en 1944, Céline, sa femme et son chat sont partis en Allemagne, mais dans la perspective d'obtenir une autorisation pour rejoindre le Danemark où Céline avait placé des biens. Si Céline a bien séjourné un temps bref à Sigmaringen, ce fut parce qu'il n'avait guère d'autre choix. Il a d'ailleurs dénoncé avec force ironie la colonie française assemblée autour de Pétain.

 Sartre et Vailland ont fortement contribué à établir la légende de compromissions honteuses de Céline, le premier, en affirmant sans le moindre commencement de preuve que les Allemands rétribuaient Céline, belle ineptie et lâche accusation ; le second, en imaginant un scénario rocambolesque et ridicule, à propos du réseau de Résistance auquel appartenait Chamfleury et établi en partie rue Girardon, dans l'immeuble où Céline avait son appartement. Vailland tente de mettre sur pied une expédition punitive pour tuer les collaborateurs de Je suis partout, familiers supposés de Céline, mais ses amis refusent le projet. L'appartement de Chamfleury voit défiler, outre les notables de la Résistance clandestine, des Anglais ou des réfractaires au STO. Céline le sait, fréquente d'ailleurs le couple Chamfleury et ne dénoncera personne ; après la guerre, Chamfleury rendra hommage à Céline.

 On pourrait multiplier les exemples de ce genre, infirmant la collaboration active de Céline. Ce qui est vrai, c'est que Céline, c'est que le docteur Destouches, pendant la guerre, continuait à exercer la médecine, soignant aussi bien des parachutistes anglais blessés que les pauvres du quartier et souvent gratuitement.

 Serge Klarsfeld a eu bien des mérites en pourchassant les criminels de guerre allemands réfugiés en Amérique du sud ou ailleurs. Mais je me demande s'il n'est pas victime aujourd'hui de sa louable obsession : il voit des nazis partout ! Quant à notre ministre de la culture, il n'est pas à une maladresse près (on se souvient du début de son ministère...). Plus qu'une maladresse, il vient de commettre une faute grave. Plutôt que de l'accabler longuement, il serait peut-être utile de lui rappeler que le jour venu, il lui faudra tenir compte de l'antisémitisme de Voltaire, de Gide, de Genet, entre autres grands écrivains, ou pourquoi pas du stalinisme virulent et tenace d'Aragon. Et lui rappeler surtout que Céline est le plus grand écrivain français du 20ème siècle et l'un des plus importants avec Rabelais et Flaubert de toute la littérature française.
 (Le Monde.fr, 27 janvier 2011, BC n°328, mars 2011).


 

 

 

 

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                             Jean-Pierre MAXENCE

 Ecrivain et journaliste nationaliste (1906-1956 ) ; c'est en 1937, le 29 janvier, que Jean-Pierre MAXENCE publie cet article dans l'hebdomadaire Gringoire.

 " La Russie soviétique, ces temps-ci, n'a pas de chance avec les écrivains français. Il fut une époque, celle qui vit paraître les reportages de M. Luc Durtain et de M. Georges Duhamel, où l'URSS recueillait des louanges parfois enthousiastes de quelques voyageurs plus lettrés que clairvoyants. Aujourd'hui, au contraire, et de manière aussi diverses que peuvent l'être les tempéraments, les condamnations affluent. On a défini ici même la portée du petit livre de M. Gide. Les injures que vient de lui adresser Romain Rolland ne font que renforcer sa position. M. Roland Dorgelès, lui aussi de retour, a dressé contre les Soviets un réquisitoire aussi implacable que documenté.

 Quant à M. Louis-Ferdinand Céline, il confesse dans Mea culpa ses illusions et son erreur (sic). Il le fait en trente pages denses, ramassées, fulgurantes qui sont sûrement parmi les meilleures qu'il ait publiées. " Il me manque encore quelques haines, note l'auteur en épigraphe, je suis certain qu'elles existent. " Il peut être tranquille, les Jean Cassou et les Louis Aragon ne lui pardonneront pas ce courage. Qu'importe, puisque lui resteront quelques hommes libres !...

  Pour nous, notre position à l'égard de M. Louis-Ferdinand Céline n'a pas changé. Nous restons convaincus que son style lyrique et scatologique tout ensemble convient mal au roman. Dans un flot verbal tantôt magnifique, tantôt rocailleux, les traits des personnages s'estompent, la poésie de certaines visions hallucinatoires elle-même se dissout. A propos de Mort à crédit, nous souhaitions voir M. Céline nous donner un ouvrage plus bref. Mea culpa, jusqu'à l'excès peut-être comble nos vœux.

 Il ne s'agit pas d'une étude, mais d'un témoignage. Il ne s'agit pas d'une analyse, mais d'un cri. Si parfois, au cours d'un développement lyrique, M. Céline donne une raison ou évoque un fait, là n'est pas l'essentiel de ses propos. Mea culpa, par le contenu comme par la forme, est un ouvrage inclassable. J'imagine que si Péguy était encore parmi nous, il eût considéré ces vingt pages comme le cahier-type. D'un évènement contemporain, d'une souffrance présente, M. Céline remonte à l'éternel et met en cause la nature et l'homme. Péguy aimait ces sortes de retours ! Dieu sait pourtant si son optimisme chrétien est à l'opposé du jansénisme de M. Céline. Mais Péguy savait chez un adversaire de ses plus chères idées, saluer la grandeur.

  Car M. Céline, qui sans doute s'embarrasse peu de disputes théologiques, est un janséniste qui s'ignore. Un janséniste radical, absolu, total. Pour lui comme pour Arnault, l'homme est foncièrement corrompu. Bien plus, il y a chez M. Céline une haine de l'homme qu'on ne trouvait point à Port-Royal. Voyez le ton de sa première page : " Ce qui séduit dans le communisme, l'immense avantage à vrai dire, c'est qu'il va nous démasquer l'Homme, enfin !... Ça va finir l'imposture ! En l'air l'abomination ! Brise tes chaînes, Popu ! Redresse-toi, Dandin ! Ça ne peut pas durer toujours ! Qu'on te voye enfin ! " Inutile de dire que M. Céline ne voit pas en beau celui qu'il interpelle si rudement. Le communisme, pour lui, c'est l'échec de l'homme. Là, plus d'excuses sociales, plus de prétextes, plus d'arguties. La corruption qui subsiste et s'étend là-bas, c'est bien la corruption de l'homme.

  Au polémiste, il ne faut pas réclamer des nuances. Et si nous rappelions à M. Céline la vielle notion chrétienne du péché originel, équilibré par le rachat, il nous entendrait mal. Nous écouterait-il, même, tant il fonce ? Quant au reste, inutile de lui rappeler que c'est le rôle d'une société juste et valable de protéger l'homme contre l'homme, que toute la civilisation n'est que cela ! Le jansénisme de M. Céline débouche, en effet, sur l'anarchie. L'homme radicalement corrompu, il n'y a plus qu'à se saouler de haine, qu'à tout confondre dans le même mépris. " Pour qu'il change (l'homme), il faudrait le dresser ! Est-il dressable ? Ce n'est pas un système qui le dressera ! Il s'arrangera presque toujours pour éluder tous les contrôles !... Parler morale n'engage à rien ! Ça pose un homme, ça le dissimule. Tous les fumiers sont prédicants... Le programme du communisme ? Malgré les dénégations : extrêmement matérialiste ! Revendication d'une brute à l'usage des brutes !... Bouffer ! Regardez la gueule du gros Marx bouffi ! Et encore, si ils bouffaient, mais c'est tout le contraire qui se passe ! Le peuple est roi ! Le roi la saute ! Il a tout ! Il manque de chemise !... " La page ne manque pas de grandeur en dépit de l'impression irritante que laisse l'abus des phrases exclamatives. Et puis, là, M. Céline touche au fait, et, sur le fait, son témoignage est particulièrement précieux et net.

  La Russie soviétique vit sous le régime de la pire, de la plus féroce oppression. M. Gide nous l'avait déjà confié. L'actuel procès des trotskistes le montre avec éclat. M. Dorgelès, dans son reportage, le signale avec force. M. Céline, lui, le crie.

  Il ne s'agit pas seulement d'une tyrannie gouvernementale et policière, de cette tyrannie qui est commune à tous les Etats totalitaires. Ici, c'est tout le système qui étouffe les personnes, les nivelle, les enrégimente et leur interdit de penser. " Pour l'esprit, pour la joie en Russie, il y a la mécanique ", note Céline. " On en rajoute. On en recommande. On en fait péter des soupapes. Je suis, nous sommes dans la ligne ! Vive la grande relève ! Pas un boulon qui nous manque ! L'ordre arrive du fond des bureaux. Toute la sauce sur les machines ! Tous les bobards disponibles ! Pendant ce temps-là, ils ne penseront pas !... " Je ne crois pas qu'on ait rien écrit de plus terrible et de plus juste sur la condition humaine en URSS.

 Ce qui, en effet, me semble capital dans le témoignage de M. Louis-Ferdinand Céline, c'est qu'il ne porte pas seulement sur tels faits, telles misères, tels abus si symptomatiques fussent-ils, mais sur l'ensemble et sur l'esprit. L'homme est misérable en URSS, il est opprimé, il est vaincu ?... Nous le savions. Mais ce qu'il faut relever clairement, c'est qu'il n'est si opprimé, si misérable, tellement vaincu, que parce que là-bas règne le marxisme. Une doctrine inhumaine lorsqu'elle se trouve appliquée, fait des morts, des cadavres et des morts vivants ! Qu'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas seulement de condamner l'URSS, ou le stalinisme, ou telle institution de là-bas. Ce qui sombre dans l'immonde catastrophe, c'est un esprit, le matérialisme historique, et une doctrine, la doctrine marxiste. On sait gré à M. Louis-Ferdinand Céline de l'affirmer, le désespoir au coeur peut-être, mais avec éclat. "
 (BC, juillet-août 1996).

 

 


 

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                       Christophe MERCIER

 Présenter de manière pertinente un livre comme Féerie pour une autre fois à des néophytes n'est pas chose aisée. Saluons Christophe MERCIER qui signe cet article dans la revue Commentaire (printemps 1994).

 " Avec la publication de Féerie pour une autre fois, de Normance (pourquoi décider de l'appeler simplement Féerie II ? Normance est un si beau titre), et des Entretiens avec le professeur Y, l'œuvre de Céline dans la Pléiade est - presque complète et s'impose comme la plus importante du XXème siècle français.

  Les romans publiés ici sont les plus injustement méconnus de Céline - parce que les plus " jusqu'aux-boutistes " -, donc les plus difficiles à lire. Mais aussi ceux qui, lorsqu'on y entre, suscitent le plus d'admiration. L'œuvre de Céline est, comme celle de Marcel Aymé, une vaste suite de fragments d'autobiographies fantasmée.

 De l'enfance passage Choiseul (Mort à crédit) à la retraite de Meudon (certaines sections de D'un château l'autre), en passant par la guerre de 14 et l'Afrique (Voyage), le Londres des années de guerre (Guignol's band), les années de médecine pour la S.D.N. (certains passages des pamphlets) ou en banlieue (Voyage), le départ pour Sigmaringen et le Danemark (la trilogie finale).

 Dans cette optique autobiographique, Féerie et Normance " encadrent " la trilogie finale : on y voit Céline à Montmartre pendant la guerre, donc avant l'exil, et en prison au Danemark (donc après la randonnée contée dans la trilogie). Simplement, alors que dans ses autres romans Céline fait naître l'émotion, tricote son style, à partir d'un tissu narratif anecdotique, il en arrive, dans Féerie et, surtout, dans Normance, à évacuer totalement l'anecdote, à parvenir au sommet de ce que peut parvenir à faire un écrivain : faire un livre d'émotion pure, dégagé de toutes les contingences d'un scénario. Un livre dans lequel l'émotion (toute la gamme des émotions, du rire le plus franc à des moments d'angoisse, de bouffonnerie noire) passera uniquement par le style, la respiration de la phrase. Un livre de pure abstraction, en quelque sorte - à ne pas confondre avec le formalisme : la forme de Céline n'est pas préconçue, elle s'invente au fur et à mesure, au gré des émotions, des couleurs, des sons, des images. Pas de scénario, donc. Qu'on en juge : Normance (400 pages dans l'ancienne édition de la collection blanche) raconte ce qui se passe dans la cage d'escalier d'un immeuble montmartrois, une nuit de bombardement. Point. On est loin de l'épopée qu'était le Voyage (de l'Afrique aux Etats-Unis), ou romans de la trilogie finale, à travers l'Allemagne en feu.

  Dans Normance, Céline fait, avec génie, la démonstration que lui seul est capable de faire : de la littérature pure, avec les seuls outils de la littérature, les mots. Mais des mots qui n'ont plus pour fonction de raconter, des mots qu'on a l'impression de redécouvrir dans un nouvel assemblage, qui retrouvent leur fonction première : traduire l'émotion. Malheureusement, Féerie et Normance furent peu lus. Trop difficiles, trop abstraits - trop drôles, peut-être, aussi, trop excessifs dans leur bouffonnerie, trop pathétiques, quand Céline y parle de la prison.

  A leur sortie, personne n'y a rien compris. Ni les vieux copains, comme Rebatet, à qui Céline semble " essoufflé " (alors qu'il n'a jamais été aussi léger, aérien). Ni Malraux (qu'on peut estimer, certes, mais qui, à côté de Céline, reste un nain littéraire. Qui n'en serait d'ailleurs pas un ? Giono ? Genet ?), Malraux qui, parlant de ces romans (et de ceux qui vont suivre. Rendons-lui justice : il ne faisait pas de détails et n'appréciait que Voyage - le moins " célinien " des livres de Céline, celui où il utilise le plus la langue de tout le monde, Céline avant Céline), parlant des ces romans donc, ne rate pas l'occasion de proférer un de ces pompeux oracles dont il a le secret : " Céline n'a plus rien à dire. Le style de Céline, c'est celui des monologues des chauffeurs de taxi, pleins de lieux communs, dépourvus d'intérêt (je cite de mémoire). " Lisant cela (entretiens de Malraux avec Frédéric Grover), on croit rêver !

  Evidemment, la littérature pour dire quelque chose, c'est bon pour Malraux (et quand c'est fait avec moins de talent encore, on tombe jusqu'à Albert Camus. Céline, lui, n'a jamais rien eu à dire. Aucune idée à exprimer (même dans ses pamphlets) : il trouvait ça vulgaire les idées dans la littérature, et il avait raison. La littérature considérée comme un moyen (d'exprimer des idées), et non pas comme une fin, ce n'était pas son affaire.

 Non, ce qu'il voulait, lui, c'était de la littérature pure, du concentré d'émotions, de la quintessence de style. Et il y parvient dans ces deux livres exceptionnels, en dehors de toutes les normes, que sont Féerie et Normance. Souhaitons que cette émotion dans la Pléiade leur donne une nouvelle vie, qu'on commence à parler de Céline comme d'un auteur qui aurait écrit autre chose que le Voyage.

  De plus, pour les céliniens fervents, cette édition a le mérite de donner les divers états du texte (certains avaient déjà paru chez Gallimard sous le titre Maudits soupirs pour une autre fois). Et, pour une fois, cela ne relève pas de la pratique masturbatoire des " variantes " commune à plus d'un universitaire, mais c'est indispensable à qui aime Céline : dans ces récits préparatoires, ces ébauches, on trouve des passages qui ne sont pas repris, ou peu développés, dans les textes achevés. Ces " appendices " sont donc, véritablement des inédits de Céline. Une aubaine. S'il n'y a qu'une Pléiade à acheter cette année, c'est bien celle-là.
  (Un livre d'émotion pure, BC n°141, juin 1994).

 

 

 


 

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                        Pierre PETROVITCH

  D'origine serbe, né en 1906 à Bucarest , Pierre PETROVITCH gagne la France en 1917, et s'installe en 1922 à Montparnasse, où il fréquente les artistes peintres. En 1929, il habite Montmartre, rue Orchampt, et, en 1936, il devient administrateur de sociétés.
  En 1941, il entre dans la Résistance, aux côtés de Jean Dasté, directeur de L'Intransigeant, et de Jean Valdéron, le futur fondateur de Noir et Blanc.
  Pierre PETROVITCH fait partie du premier comité du Mouvement de Libération Nationale organisé par Paul Reynaud, Bloch-Lainé et d'Astier de la Vigerie. Ses activités clandestines ne l'empêchent pas, durant l'occupation, de côtoyer souvent Céline, dont il a bien voulu nous confier ce portrait.

  Tous les jours, comme avant-guerre, à l'heure de l'apéritif, Jean d'Esparbès et moi-même, nous retrouvions L.-F. Céline, Gen Paul et Le Vigan au Taureau ou au Maquis. Ce café était tenu par une actrice du cinéma muet, qui avait joué dans La Loupiotte. Le dessinateur Poulbot s'y rendait quelquefois, ainsi que le bougnat Madamour qui habitait 5 rue Orchampt.
     Je connaissais Jean d'Esparbès depuis mon passage au lycée de Fontainebleau. Son père, illustre écrivain de l'épopée napoléonienne, était conservateur du château. Jean était un ancien des Corps-Francs, mi-anarchiste, mi-bonapartiste, un montmartrois cultivé, poète et surtout un bon peintre. Son buveur d'absinthe avait fait sa gloire : à peine sec, il était vendu. Jean était entré au M.L.N. avec moi. Céline ne manquait jamais de lui poser mille questions sur la légende impériale. Gen Paul ne disait rien. Il avait deux passions : peindre et boire. Anarchiste, il détestait les particules. Il ne portait pas ses décorations : sa jambe droite amputée suffisait.
  Le Vigan était l'acteur du trio. Il jouait aux illuminés en racontant sa vie. Toujours survolté, il se faisait remarquer. Avec son amie Tinou, il communiquait par gestes et signes cabalistiques, hermétiques à autrui. Marcel Aymé venait parfois, mais il n'avait envoyé aux copains que des cartes postales représentant des cimetières, et il avait tout dit.

  Céline, lui aussi parlait peu. Il écoutait plutôt, et savait écouter. C'était un homme gris qui n'attirait pas l'attention. Il s'enquérait, sans élever la voix, des derniers potins, en médecin de quartier. C'était un solitaire, presque sauvage, un peu timide, mais toujours prêt à rendre service, surtout sur le plan médical.
  Nous avions, ma femme et moi, pour médecin, son cousin, le docteur Jacques Destouches, montmartrois lui aussi, qui habitait rue Domrémont. Il rencontrait rarement l'écrivain, mais il ne nous en dit jamais de mal. Pourtant l'occupation, l'attitude et les habitudes de L.-F. Céline ne changèrent pas, alors que certains collaborateurs étaient venus le prier de s'engager. Il s'était retiré de la scène publique. Il était beaucoup plus soucieux d'obtenir des tickets en tous genres que de jouer un rôle politique de conférencier ou de journaliste. Il n'aimait pas plus les Allemands que leurs serviteurs. Il employait encore le mot " Boche ", en ancien de 14, et ses propos ne prêtaient à aucune ambiguïté.

  Il avait, certes, publié en 1941 Les beaux draps, mais ce livre évoquait surtout la triste situation de notre défaite. Ses projets de réforme relevaient plus du socialisme que des idées de la Révolution Nationale. Un passage sur les Anglais pouvait produire une impression pénible, mais l'évènement de Mers-el-Kébir avait démoralisé plus d'un compatriote.
  Ses anathèmes antisémites n'étaient pas nouveaux. Les beaux draps n'avaient pas été écrits dans le but de plaire aux gens de Vichy ou aux occupants, et certains passages témoignaient même du contraire. Les Allemands faisaient d'ailleurs retirer cet ouvrage de la vente, et le Gouvernement de Vichy le faisait saisir. Nous n'avions vu dans ce pamphlet que la déception d'un patriote.

  Nous étions entrés dans la Résistance et nous connaissions les pamphlets de L.-F. Céline, mais, dans la Résistance, nous connaissions aussi certains antisémites. Les Russes, qui avaient été chassés de leur pays par la répression communiste, ne supportaient pas davantage l'oppression allemande et œuvraient alors dans la clandestinité, par idéal républicain ou anarchiste, mais ils n'oubliaient pas que la révolution marxiste avait eu pour instigateurs un komintern à majorité israélite.
   Céline ne leur a rien appris. Il n'était pas le seul, sur la Butte, à avoir ces idées, et il avait beaucoup d'amis, même chez les résistants. Nous lisions peu les journaux collaborateurs. Quand nous y découvrions une lettre de L.-F. Céline, nous ne pouvions y voir la moindre adhésion à la collaboration, mais plutôt le dénigrement ironique d'un solitaire.

  Céline a cependant bien fait de fuir Paris à la Libération, non pas qu'il eut à craindre des résistants qui le connaissaient, mais parce que tout était possible de la part de certains esprits échauffés. Un commando obscur l'aurait abattu sans jugement, et personne n'aurait pu s'y opposer. Paris était en révolution.
  Si Céline m'avait demandé de l'aide, je l'aurais hébergé à Fontainebleau, mais il ne me parut jamais inquiet. Peu de gens se sont portés à son secours après la Libération et l'on comprend qu'il en gardât quelque rancune. Nous vaquions à nos affaires. Peut-être qu'à la défaite, en restant sur la Butte, l'homme n'avait pas su être à la hauteur de l'écrivain et avait perdu de sa stature. Il est difficile de se comporter en héros plusieurs fois en une seule existence. Peut-être que Céline aurait dû rejoindre l'Angleterre au lieu de fustiger la défaite comme au temps où ses cris d'alerte ne pouvaient être pris pour de la trahison.
   Mais Céline ne nous apparut jamais, dans ses conversations ou dans ses attitudes sous les traits d'un collaborateur de l'ennemi.
                         Pierre PETROVITCH.   (Revue célinienne 3-4, 1981)

  

 

 

 

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                       Marc VIDAL

  L'appréciation de Marc VIDAL, animateur de la librairie Les Oies sauvages (BP 16, 77343 Pontault-Combault Cedex).

  
Céline est un grand écrivain parce que, et du reste, je m'en fous. Ce qui m'a toujours intéressé dans Céline depuis 15 ans que je le lis et le relis, c'est le bonheur de lecture, au gré des formules, des trouvailles.
 
Comme dans Brantôme. Mais ce que lui doit surtout, et qui me fait penser qu'il est le génie littéraire du XXe siècle français, c'est l'ampleur de la leçon qu'il nous donne, pour nous apprendre à rayer le mot " espoir " de notre vocabulaire. Céline, c'est la redécouverte du tragique au quotidien, du tragique de gouttière, pas de théâtre. Ce que certains saisissent après lecture de dizaines de livres d'histoire, la lecture du Voyage, de Mort à crédit ou de Mea culpa le donne après quelques heures de lecture.
  Comprendre toute la chiennerie des hommes, toute la vacherie du monde, et savoir qu'il faut quand même se coltiner une existence, c'est un beau cadeau. Céline nous apprend dans quelle sale banlieue on vit, peuplée de sales bignoles et de faux-culs toujours prêts à se reconvertir en bourreaux, à vous vendre ou à vous bouffer, pourvu que ce soit sans risque.

 Et ses détracteurs ne s'y sont pas trompés : son antisémitisme est un accident historique et reste un prétexte. Ce qu'on lui reproche, c'est de nous ouvrir les yeux sur la crasse de l'espèce humaine, sur la duplicité des régimes, des religions et des politiques.
  Un célinien qui vote, c'est un peu comme un chrétien qui va au bordel, c'est obscène et c'est humain, et ce n'est pas logique. Céline n'est pas un romancier, c'est le philosophe le plus percutant du siècle. C'est pourquoi il y aura toujours des sous-flics et des bonnes âmes pour vouloir l'interdire, pour pouvoir croire en paix (à n'importe quoi, à Dieu, à Diable, à la démocratie, au peuple, à l'économie, au roulement à billes universel) ou rouler les autres.
   Lire Céline, c'est vouloir mourir les yeux ouverts.
  (BC n° 145, octobre 1994).