ETONNEMENTS

 

 

 

                CELINE et L'IMMOBILIER...

 Le Courrier des Yvelines, hebdomadaire du Nord-est des Yvelines, consacre, dans ses pages été du mois d'août 2011, une série de cinq articles à Louis-Ferdinand Céline. Voici l'avant dernier volet paru dans le numéro du 24 août.
 

 Louis-Ferdinand Céline et Saint-Germain-en-Laye. C’est l’écriture, pour partie de Mort à crédit, c’est aussi le début de la guerre. Il s’installe comme médecin rue de Bellevue, mais l’expérience tourne court... 3 mois !
 On domine tout Paris de la terrasse du château de Saint-Germain-en-Laye. En particulier le quartier de la Défense, et Courbevoie, où naquit Céline le 27 mai 1894, dans le quartier de la rampe du pont, remplacé par les tours et le périphérique aujourd’hui. C'est là aussi que naquit Arletty, l'amie de Céline restée fidèle après guerre (1). Mais considérons que c'est la banlieue de Paris toute entière, d'Andrésy à Neuilly, et de Montmartre à Croissy qui inspira Céline. Dans Mort à crédit, le roman qui correspond d'un point de vue littéraire à l'enfance de Céline, l'auteur écrit à propos de sa mère, Marguerite, marchande de dentelles : « On lui avait dit à ma mère, qu'elle pourrait de suite essayer sa chance au marché du Pecq, et même à celui de Saint-Germain, que c'était le moment où jamais à cause de la vogue récente, que les gens riches s'installaient partout dans les villas du coteau... qu'ils aimeraient ses dentelles pour leurs rideaux dans les chambres, les dessus de lit, les jolis brise-bise... C'était l'époque opportune. » (2)

  Un appartement rue Claude Debussy


 Fin 1932, Céline est devenu célèbre grâce au Voyage au bout de la nuit. Ce succès lui apporte la gloire médiatique, et beaucoup d'argent car le Voyage s'est vendu à plus de 100 000 exemplaires et a déjà été traduit en plusieurs langues. Mais la critique attend au tournant le deuxième roman... Céline débute Mort à crédit fin 1933 - début 1934, et travaille à l'écriture du manuscrit jusqu'à sa remise aux éditions Denoël, début 1936. L'afflux d'argent ne change pas fondamentalement le mode de vie de l'écrivain. Fils de commerçants, il a grandi avec la nécessité de « faire tourner la boutique ». Il continue donc à travailler à son dispensaire. Une partie de l'argent qu'il a gagné avec ses droits d'auteurs est réinvestie dans l'immobilier. Céline achète un appartement à Saint-Germain-en-Laye où il vient profiter du calme pour écrire.
 Le 7 décembre 1933, il achète au peintre Charles Brooke Farran un trois pièces et salle de bains, au 5ème étage du 1, rue Claude Debussy, « tout moderne », et dominant la forêt. Un bon placement.
 
   Pourquoi Saint-Germain-en-Laye ? Probablement parce que la ville est bien desservie par le chemin de fer, pas trop loin de Paris. Il écrit dans ses correspondances aimer « l'air de Saint-Germain ». Le calme des lieux est propice à l'écriture. De septembre 1935 à février 1936, Céline prend une chambre à l'hôtel du Pavillon Royal, mais il a gardé l'appartement de la rue Lepic à Paris. Il compte le quitter en avril de l'année suivante. « Me voici ici, fixé à Saint-Germain. Je quitte la rue Lepic. Je n'y tiens plus. C'est le cœur aussi sans doute qui flanche. C'est l'âge. Je vais chaque jour à Paris pousser ma roue... Mais tout aura une fin j'espère... Quelle horreur cette infâme sujétion des boulots. Je le traîne depuis 31 ans ! », écrit-il à Eugène Dabit (3).
 La correspondance avec son ami, le peintre Henri Mahé, qui vivait sur une péniche à Croissy-Bougival (4), atteste aussi de cette intense activité littéraire : « (...) Je ne débloque pas du bouquin, je suis en maison pour ainsi dire. Je ne sors plus. St Germain me donne plus de ton. Je suis machine, je tourne mieux. Quelle vie ! Vu ici Gencive et Jojo, deux bons petits gars. Bien inspirants. Ce sera pour le prochain blot. L'actuel sera terminé vers mars, point avant. C'est court. C'est long. Il faut tirer juste et profond. (...) » A Saint-Germain, il termine donc Mort à crédit tout en mijotant Guignol's Band... La semaine, il écrit à Paris, le week-end à Saint-Germain-en-Laye, et à Saint-Malo pendant les vacances. Après la sortie de son deuxième roman en 1936, Céline revient épisodiquement à Saint-Germain-en-Laye.

     Médecin libéral sans la vocation

 En 1939, le docteur Destouches ouvre un cabinet médical au 15 rue de Bellevue, une expérience qui tourne court. Avec la danseuse Lucette Almansor rencontrée en 1936, il s'installe dans une petite maison en location. Il fréquente Madame Marzouk, qui tenait une librairie. Lucette Almansor, qu'il épousera en 1943, distribue des cartes de visite aux pharmaciens et en dépose dans les boîtes à lettres. Mais Céline ne parvient pas à se constituer une patientelle. Le médecin est pressé car son roman est très mal accueilli par la critique, et les ventes sont mauvaises. Voilà comment l'intéressé décrit son arrivée à Saint-Germain à sa secrétaire Marie Canavaggia, dans une lettre qu'il lui adresse douze jours après la déclaration de guerre à l'Allemagne : « Cette horreur est tombée sur nous avec une telle débauche de calamités violentes, imprévisibles, que j'ai été un peu déconcerté pendant quelques jours. Car enfin à présent je n'ai plus aucune ressource ni littéraire ni autre. Et dans mon cas - ... J'ai trois personnes à ma charge. J'essaye de monter une clientèle ici mais les débuts, même en guerre, sont tout à fait difficiles. La maison n'est pas prête. Rien n'est prêt. Enfin c'est un chapitre de plus à cette niaise apocalypse. » (5)
  Au mois de novembre 1939, Céline poursuit la narration de ses déboires, mais l'expérience saint-germanoise a déjà pris fin. Cela nous est raconté dans une lettre à son ami Gen Paul, peintre très en vue, tout comme Mahé : « J'ai déjà au moins tenté vingt trucs depuis septembre. J'en ai eu des marrants et des sinistres. C'est le sauve-qui-peut. Paris a l'air de rebourner un peu. Ils ont moins la chiasse - et du permissionnaire dans l'air. Tout doucement le mercanti reprend du poil, alors ça va sans doute aller mieux. Quand le fumier déborde on recommence à croquer un peu. Ma mère est cloche, de même Pipe, et la fille. Enfin la marrance totale. Mais le moral est bon. » (6)

  « On se serait cru au théâtre »


 Céline n'a jamais voulu prendre le temps de faire sa place de médecin libéral à Saint-Germain-en-Laye. Le docteur Destouches demeure le docteur des pauvres, l'exercice de la médecine au dispensaire de Clichy l'a marqué, et la misère humaine reste une source d'inspiration essentielle pour l'écrivain. D’ailleurs à Saint-Germain, a-t-il jamais été à sa place ? Céline s'épanouit auprès du peuple, « le bourgeois » ce n'est pas son truc. Et ce dernier lui rend bien ! Voyons ce que rapporte Lucette Destouches de cet épisode tragicomique quelques décennies plus tard : « On se serait cru au théâtre », écrit-elle. « Ça ne faisait pas sérieux ; je me souviens d'un noyer magnifique dans le jardinet. (...) On ne vit jamais un client. Louis aimait Saint-Germain et ses terrasses. (...) Il aurait voulu que j'y donne des leçons au conservatoire local. Pourquoi pas ? Mais d'abord, il aurait fallu prendre pied dans la ville. Louis était très impatient. Il aurait attendu un an, peut-être un cabinet aurait-il donné quelque chose mais après un mois d'attente vaine il a voulu partir. » (7)

 Après cet échec, Céline part à Marseille pour s’enrôler dans la marine toujours comme médecin « trimballeur de seringues ». Il ne reverra pas Saint-Germain-en-Laye. En 1951, à son retour d'exil forcé du Danemark, qui lui permet d'échapper à l'épuration (8), il demande à son avocat Me Tixier-Vignancour de s'occuper de sa maison de Dieppe, de celle de Saint-Leu, et évoque l'appartement de la rue Debussy. Il le donnera finalement la même année à Jules Almansor, le père de Lucette, pour le remercier des services rendus pendant leur exil danois. A son retour du Danemark, il pense un temps y revenir, pour y finir ses jours. Son projet est de racheter une sorte de villa avec jardin pour s'y installer avec Lucette, et leur « ménagerie ». Il choisira Meudon.
 Frédéric ANTOINE, avec les conseils de David Alliot
 (Saint-Germain, le calme avant la tempête, Le Petit Célinien, vendredi 26 août 2011).