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RECLUS à MEUDON

1952-1961

 

 

 

 

                    1952

- En janvier 1952, Pascaline Marteau fait une deuxième tentative pour réunir le peintre et l’écrivain à un dîner. Réponse de Gen Paul : « Je ne veux pas le rencontrer. Grand génie mais cave pour mézigue. »
 
- Entre mars et mai 1952, les éditions Gallimard réimpriment toute l'œuvre de Céline hormis les pamphlets que celui-ci ne veut plus voir figurer sur la liste de ses œuvres; Casse-pipe, Mort à crédit, et Guignol's band sont en vente. Puis Voyage au bout de la nuit, L'Eglise, Semmelweis. Féerie pour une autre fois est publié en Juin. Insuccès.

- Féerie pour une autre fois
est publiée le 20 juin 1952. On peut imaginer la colère de Gen Paul de se voir transposé en peintre jaloux, boudé par les femmes, amateur de lycéennes ou de tuberculeuses, séducteur d’Arlette pour finir. Mais on ne peut imaginer la colère du même de se voir réduit à l’état de cul-de-jatte…
 
  Puisque Gen Paul se servait de leur histoire pour vendre des légendes aux Montmartrois, Céline en a fait un fabuleux personnage de roman, un demi-dieu ou un demi-diable, un fantastique satyre de sa mythologie. En réponse, on retrouve
l’ambivalence qui est la marque du génie célinien. Depuis longtemps Céline avait choisi de se noircir et de noircir pour approcher la vérité de l’existence.
  Poétique du pire ? Le personnage de Gen Paul ne pouvait pas y échapper.
 Mais faire de lui un cul-de-jatte, pour Gen Paul, c’était la pire des « transvacheries » ! Un amputé de guerre, ça appelle le respect, un cul-de-jatte évoque le maléfice, et Céline ne respectait rien.

- La critique boude le nouveau roman de Céline et, à de rares exceptions près (Gaëtan Picon, Maurice Nadeau, Roger Nimier, Jean Paulhan et évidemment Albert Paraz), elle demeure muette.

Céline est absolument sûr que ce livre, commencé en prison, sans cesse promis à de possibles éditeurs, lui permettra d'effectuer un retour triomphal : " Le tout que vous me réédifiez une gloire !... " Ferdinand le convulsionnant " ! que ça tourne de vente à l'inflation ! la valse des millions ! Je rembourre riche ! Que les libraires savent plus quoi faire... que les quarante millions de français (plus les quatre-vingt d'outre-mer) exigent deux !... trois Féerie chacun !... " (Féerie pour une autre fois I).
 
Il craint les procès, il évoque sans les nommer des personnes existantes, et il se refuse à toute publicité. Il est certain que son nom suffira à assurer le succès. L'échec est patent. Les critiques étaient déjà depuis plusieurs années dans le collimateur de l'écrivain, on pouvait lire dans Bagatelles : " Les critiques, surtout en France, ils sont bien trop vaniteux pour jamais parler que de leur magnifique soi-même. Ils parlent jamais du sujet. D'abord ils sont bien trop cons. Ils savent même pas de quoi il s'agit. C'est un spectacle de grande lâcheté que de les voir, ces écœurants, se mettre en branle, s'offrir une poigne bien sournoise à votre bonne santé, profiter de votre pauvre ouvrage, pour se faire reluire, paonner pour l'auditoire, camouflés, soi-disant " critiques " ! Les torves fumiers ! C'est un vice ! Ils peuvent jouir qu'en dégueulant, qu'en venant au renard sur vos pages... C'est la consolation de leurs vies... "

 A Meudon la vie est calme, Céline écrit, il est fréquenté régulièrement par un cercle d'intimes, Marie Canavaggia, Pierre Monnier, Roger Nimier, Marcel Aymé, etc.
 

 Il écrit, il ne cesse d'écrire. Des milliers de pages. Le stylo Bic, le papier carbone, les doubles en pelures, les liasses des chapitres terminés retenues avec des pinces à linge. La pince à linge connue de tous les visiteurs entrera en littérature au même titre que la cafetière de Balzac, le priapisme d'Hugo ou les fumigations de Proust...

 Brami précise, dans sa biologie que derrière sa table de travail, il a affiché un texte de Baudelaire tiré de la préface des Fleurs du mal : " Je sais que l'amant passionné du beau style s'expose à la haine des multitudes ; mais aucun respect humain, aucune fausse pudeur, aucune coalition, aucun suffrage universel ne me contraindront à parler le patois incomparable de ce siècle [...] j'ai eu l'imprudence ce matin de lire quelques feuilles publiques ; soudain une indolence,  du poids de vingt atmosphères, s'est abattue sur moi, et je me suis arrêté devant l'épouvantable inutilité d'expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit. "

 

 

 

 

                   1953

  En janvier 1953, André Parinaud dans La parisienne, publie la première interview de Céline depuis son retour d'exil (Céline et son art). Cette initiative a peu d'impact.

 

 

 

 

                   1954

   Céline achève Normance, la seconde partie de Féerie, publié en juin 1954 et dont le succès reste aussi confidentiel. On peut préciser qu'après la sortie de ses deux Féerie, en 1954, Céline est littérairement mort.

 Frédéric Vitoux écrit : " Normance, ce livre illisible de Céline " - Robert Chabert dans Dimanche Matin : " Je maintiens que le second tome de cette Féerie pour une autre fois - comme le premier hélas ! - est sombrement ennuyeux et rebutant. [...] Normance, c'est une tempête sous un crâne endolori pour commencer et, pour finir, c'est l'Apocalypse de la bignole. " Jusqu'à l'inconditionnel Rebatet : " J'avais été découragé par sa Féerie pour une autre fois, son Normance. J'aurais voulu recueillir de sa bouche l'espoir qu'il n'était pas au bout du rouleau. "

- La Nouvelle Revue Française édite en cinq livraisons Entretiens avec le Professeur Y, qui ne rallume toujours pas les passions des lecteurs. Brouille avec Paulhan.

 La catastrophe des Féerie va être utile à l'écrivain. Aujourd'hui, on dirait qu'elle va lui permettre de rebondir... Il comprend que le commerce des livres a bien changé depuis 1932 et la parution de son Voyage au bout de la nuit. Pour vendre, le talent ne suffit pas, ne suffit plus, il faut pour tout lancement, de la publicité.
 
  Il écrit dans ses Entretiens avec le Professeur Y : " J'ai compris illico presto et d'un ! avant tout que " jouer le jeu " c'était passer à la radio... toutes affaires cessantes !... d'aller y bafouiller ! tant pis ! n'importe quoi !... mais d'y faire bien épeler son nom cent fois ! mille fois ! [...] et sitôt sorti du micro vous vous faites filmer ! en détail ! filmer votre petite enfance, votre puberté, votre âge mûr, vos moindres avatars... et terminé le film, téléphone !... que tous les journalistes rappliquent. "

 

 

 

 

                  1955

- Le 4 janvier 1955 : retrouvaille de Céline avec Henri Mahé, à Meudon. Le dernier numéro de leur  commedia dell’arte, Céline jouant dans le registre de la tragédie, ayant connu la prison et l’exil, Mahé dans celui de la comédie, tâchant de réveiller le rire de son ami.

- Voyage est réédité en collection de poche et au " Club du Meilleur Livre ". Cela offre à Céline l'occasion de donner une longue interview, la première d'une très longue série.

 Finalement, Entretiens avec le Professeur Y paraît chez Gallimard en juin 1955.
 On découvre une sorte de longue interview imaginaire que donne Céline au " professeur Y " dans le square des Arts et Métiers. Elle va donner l'occasion à l'écrivain de définir tout son art poétique.
 D'emblée, il le précise. Il n'est pas un homme de pensée, de réflexion, de messages : " ... j'ai pas d'idées moi ! aucune ! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées ! les bibliothèques en sont pleines ! et les terrasses des cafés !... tous les impuissants regorgent d'idées !... et les philosophes !... c'est leur industrie les idées !... ils esbroufent la jeunesse avec ! ils la maquereautent !... "

 Mais alors qu'a-t-il inventé ? Sa réponse est précise et courte, deux choses.
1/ Il a redonné au langage écrit, stérilisé dans ses conventions et ses stéréotypes, une véritable dimension affective : " L'émotion dans le langage écrit !... le langage écrit était à sec, c'est moi qu'ai redonné l'émotion au langage écrit !... comme je vous le dis !... c'est pas qu'un petit turbin je vous jure !... le truc, la magie, que n'importe quel con à présent peut vous émouvoir " en écrit " !... "

2/ Et cette dimension affective a été permise par la captation du langage parlé à travers l'écriture : " C'est une fatigue à pas croire le roman " rendu émotif "... l'émotion ne peut être captée et transcrite qu'à travers le langage parlé... le souvenir du langage parlé ! et qu'au prix de patiences infinies ! de toutes petites retranscriptions !... " 

 
Ce qui a de plus dur pour un écrivain, de plus essentiel, c'est de créer un style. D'avoir la foi, la force, d'inventer une forme nouvelle. Son apport est immense, l'écriture célinienne ébranle les habitudes des lecteurs et modifie leur perception du monde.
 Alors, il va se comparer aux impressionnistes qui s'opposant aux techniques de " faux jour " des lumières d'atelier, ont voulu retrouver le plein air, exactement comme Céline a retrouvé le parlé. Son écriture, le fait songer à un métro, un monde souterrain qui absorbe tous les accessoires, tous les personnages, tous les décors réels - c'est-à-dire de la surface - et les recrée différemment, le long d'un parcours sans danger, sans surprise, sans autres buts que ceux de l'émotion visée : " J'embarque tout mon monde dans le métro, pardon !... et je fonce avec : j'emmène tout le monde!... de gré ou de force !... avec moi !... Le métro émotif, le mien ! sans tous les inconvénients, les encombrements ! dans un rêve !... jamais le moindre arrêt nulle part ! non ! au but ! direct ! dans l'émotion ! rien que le but : en pleine émotion... bout en bout ! "

 Céline déforme patiemment le langage, modifie les mots, inventent des rythmes. Ses fameux trois points de suspension, il les compare aux traverses de ses rails, ces supports sans lesquels la juste mesure de ses phrases ne serait pas assurée. Puis il trouve une autre image, celle du bâton que l'on plonge dans l'eau. Son travail, le travail du styliste consiste précisément à casser le bâton pour qu'il paraisse droit dans l'eau, à transformer le langage pour qu'il paraisse parlé à travers l'écrit.
 Enfin l'argot ! Qui ne doit être qu'un piment qu'il faut savoir utiliser avec prudence. Ni trop, ni trop peu.
 Et Frédéric Vitoux de conclure dans sa biographie : " Ce petit roman traduit bien le désarroi de l'écrivain à une période décisive de sa vie. Mais dans sa parfaite réussite mineure, il confirme à la fois sa lucidité et son immense talent. Sans doute s'agit-il là, strictement, d'une des plus belles " études de style " de la littérature contemporaine. "

 

 

 

 

                  1956

 A partir de 1956, les lecteurs de Céline se font plus nombreux grâce à la diffusion de Voyage en poche et à un reportage publié dans Paris Match présentant l'écrivain en compagnie de Michel Simon et d'Arletty à l'occasion de l'enregistrement d'un disque où Céline chante ses deux chansons.

- Robert Poulet commence ses Entretiens familiers.

- On voit à nouveau paraître, pour la première fois depuis 1944, la photo de Céline dans la grande presse.

-  Céline est en train de rédiger D'un château l'autre et de plus en plus de journalistes viennent à Meudon pour l'interviewer. Dans son pavillon, l'écrivain cultive son décor et son personnage...

 

 

 

 

                 1957

- Le ton change en 1957 avec la publication de D’un château l’autre. Cette fois-ci c’est Roger Nimier qui est à la barre pour le lancement médiatique du livre. Et rien n’est laissé au hasard. C’est d’ailleurs lui qui vient chercher le manuscrit à Meudon en mars 1957 et qui en sera le premier lecteur, si l’on excepte Marie Canavaggia.

 Pour retrouver la faveur du public, Céline décide de lui donner ce qu'il attend. Il abandonne les sujets personnels comme celui de Féerie, ou trop abstraits comme celui de Normance. Il va choisir dans D'un château l'autre, de mettre en scène la fin de " l'élite collaboratrice, 1 142 condamnés à mort, tous l'article 75 au cul " regroupée par les Allemands dans le village de Sigmaringen au pied du château des Hohenzollern. Il explique : - " L'histoire D'un château l'autre est singulière parce que c'est assez rigolo de voir 1 142 condamnés à mort français regroupés dans un petit bourg... Ça ne se voit pas souvent ! C'est très rare d'être le mémorialiste de 1 142 condamnés à mort !... Un tout petit bourg hostile avec le monde entier contre soi... Parce que ceux de Buchenwald, tous les gens les attendaient pour les embrasser, leur donner la bise, tandis que ceux de Sigmaringen, le monde les traquait pour les étriper... C'est une situation assez curieuse qui n'arrive pas souvent ! C'est assez rigolo, 1 142 types cernés par la mort et qui cherchaient, les uns et les autres à désigner celui qui allait payer pour tout le monde ! Et moi, j'étais dans ceux-là parce que j'étais antisémite... C'était quelque chose de particulier. " Moi, j'étais collaborateur mais pas antisémite, mais lui, lui, celui-là, il était antisémite. Voilà, lui on peut y aller, il va expier pour tout le monde. " Lâcheté, bonne vacherie humaine ! " (Madeleine Chapsal, Les Ecrivains en personne).
 
  Dès la fin mai, Roger Nimier prend la plume pour défendre le livre en se livrant à une curieuse auto-interview pour le moins originale. Apparemment, Nimier a bien retenu les récriminations de son mentor : « Qui est Céline ? Un traître, ennemi de
l’humanité, dont la conscience pue. Un loup délabré… Dans Rome où je naquis, Céline vendait déjà des chrétiens à Néron. En 1213, il livrait les Albigeois – Paulhan le premier – à Simon de Montfort. En 1685, c’était le tour des protestants, vendus à Louis XIV, puis les catholiques soldés à Emile Combes, en 1903 et des juifs fournis à Hitler, en 1940. Connaît-on d’autres auteurs soupçonnés de collaboration, d’antisémitisme ou de pacifisme ? Nombreux et estimés, ils tiennent à présent les meilleures places.
 Le président de la République serre Sacha Guitry sur son cœur, dans l’espoir de lui subtiliser ses tableaux pour le Louvre. L’Académie française se roule aux pieds de Montherlant, qui reste assis, mais dans son fauteuil. Chardonne, frais comme une vapeur, capitalise les compliments. […] Quel est le style de Céline ? Celui d’un furieux qui a vendu Littré à l’ennemi, soldé la grammaire.
Puisqu’on aime bien la littérature en France, pourquoi n’est-il pas mieux traité ? Pourquoi tant de gloire et si peu de compliments ? Il n’est pas américain. » (Arts, 29 mai 1957).  

- 4 juin 1957, parution D'un château l'autre. Violentes polémiques avec d'anciens collaborateurs opposant les pros et les antis Céline. Particulièrement avec l'extrême-droite et notamment Pierre-Antoine Cousteau qui l'étrille dans " Fantômes à vendre ".
 " On avait même tendance à le considérer - les gens sont si méchants - comme le Pape de l'antisémitisme. [...] On voit donc à quel point on est
abominablement injuste avec Céline, lorsqu'on l'accuse d'antisémitisme ou de collaboration. Les réfugiés de Sigmaringen que Céline couvre si crânement de pipi dans son dernier best-seller étaient, eux, des antisémites et des collabos qui n'avaient pas volé leur déconfiture. Affreusement trouillards par surcroît, pas du tout comme Céline le gros dur, le Davy Crockett de l'Apocalypse 44 qui a joliment raison de livrer en pâture aux preux de L'Express tout ce ramassis de ganaches, de pleutres, de mouchards et de traîtres. Car pour l'honneur, le courage et la fidélité, lui, Ferdinand, il ne craint personne. " (Lectures françaises 5-6, juillet-août 1957).

- 14 juin : publication par L'Express d'une interview de Céline sur une double page, " Voyage au bout de la haine ", accompagnée de photos. Il étrenne son personnage de vieux clochard dépenaillé et aigri. En parfait comédien, il cherche à faire scandale avec des réponses provocantes, et il y parvient : " Il y a L'Express qui est passé par Meudon. J'avais pavoisé la gare de toute ma dégueulasserie pour le recevoir. Il a dû être content ! Vont pouvoir édifier leurs lecteurs et avec bonne conscience. Je me suis roulé dans ma fange de gros cochon. Puis Match... Je suis devenu le fait divers à la mode. Ça les excite. Ça fera peut-être vendre D'un château l'autre... [...] Je me fous de mon image. Je suis mahométan : je déteste voir mon propre visage. "

- Entretien avec André Parinaud dans Arts, 19-25 juin 1957. La petite farce est bien au point : " Tous ces cons qui me redécouvrent en apprenant que je viens de publier D'un château l'autre. Ils viennent visiter la ruine... pour voir si ça tient encore ! Si je ne sens pas trop mauvais. Mais je leur en donne pour leur argent. "
 
 - Le 11 juillet, Céline publie dans Rivarol " Vive l'amnistie, monsieur ! ".

- 17 juillet : interviewé par Pierre Dumayet, Céline passe à Lectures pour tous, émission de télévision très suivie.

-25 juillet : à la radio suisse normande, il est interviewé par Albert Zbinden.

- Septembre : mort d'Albert Paraz.

- Le 22 octobre : il enregistre " Louis-Ferdinand Céline vous parle " pour une face de disque ; sur l'autre, Pierre Brasseur et Arletty lisent des extraits de ses deux premiers livres. Il résume à cette occasion sa vision du monde : " Je me trouve à présent prié de donner mon impression sur mes chefs-d'œuvre dans un décor de chaise électrique... "

 

 

 

 

                    1958

- Janvier : publication chez Plon des Entretiens familiers avec L.F. Céline par Robert Poulet.

- Le 11 janvier parution dans Télé Magazine de l'interview donnée à Jacques Chancel qui le questionne sur la télévision. Celle-ci était diffusée sur une seule chaîne, en noir et blanc, quelques heures par jour. Il y fait cette analyse étonnante : " C'est un prodigieux moyen de propagande. C'est aussi, hélas ! un élément d'abêtissement en ce sens que les gens ne se fient qu'à ce qu'on leur montre. Ils n'imaginent plus. Ils voient. Ils perdent la notion de jugement et ils se prêtent gentiment à la fainéantise. [...] Personne ne pourra empêcher la marche en avant de la télévision. Elle changera bientôt tous les modes de raisonnement. Elle est un instrument idéal pour la masse. Elle remplace tout, elle élimine l'effort, elle accorde une grande tranquillité aux parents. Les enfants sont passionnés par ce phénomène. "

- Février : il répond avec retard dans le Petit Crapouillot à Roger Vaillant qui regrettait en 1950 de ne pas l'avoir " exécuté " en 1944.

Mort à crédit est publié en poche avec les fameux blancs.

 

 

 

 

                   1959

  Mars : entretien avec Marc Hanrez. Il dit qu'il déteste les hommes car " ils s'occupent d'histoires grossièrement alimentaires ou apéritives ; ils boivent, fument, mangent, de telle façon qu'ils sont sortis de la vie - pour la vie. Ils digèrent. "

- A partir de 1959, des universitaires commencent à s'intéresser de près à Céline. Gallimard, en mai, réédite les ballets de l'écrivain sous le titre Ballets sans musique sans personne sans rien illustrés par Eliane Bonabel.

-19 juin : l'équipe d' " En français dans le texte " enregistre une émission télévisée à Meudon mais les " protestations habituelles " en font interdire la diffusion.

 

 

 

 

                   1960

- En mai 1960, paraît Nord, la suite de D'un château l'autre, qui paradoxalement aurait dû se situer chronologiquement avant. Il aura mis deux ans et demi à l'écrire : commencé au printemps 1957, il sera bouclé à la fin 1959.

    Quelques semaines seulement après sa publication, Nord est retiré des librairies. En effet, Céline avait laissé dans son manuscrit les noms propres des personnes rencontrées durant son exil en la propriété de Kranzlin et, Mme Asta S., qui se reconnait dans le personnage d'Isis et s'estime diffamée, écrit aux éditions Gallimard afin que la diffusion du roman soit interrompue. Elle joint la liste des passages du roman (quatorze) dans laquelle elle considère son honneur bafoué, Céline la décrivant comme la fille illégitime d'un père qui aurait abandonné sa mère et lui prêtant des amants. Dans un passage, elle tente également de séduire l'écrivain-médecin afin d'obtenir des médicaments.

 En février 1962, elle assigne en justice l'éditeur et les héritiers de Céline devant le tribunal de Charlottenburg qui condamne l'éditeur, en février 1963, à ne pas reproduire les passages posant problème dans l'édition allemande de Nord (l'ouvrage n'a pas encore été traduit...). Un second jugement condamne Gallimard et les héritiers de Céline au principe des dommages et intérêts.

 
  Une nouvelle édition dite " définitive " est donc publiée en octobre 1964, dans laquelle les noms propres sont remplacés, afin d'éviter d'autres problèmes judiciaires. Entre temps, le docteur H. qui se reconnaît dans le personnage de " Harras " tente en effet une action en justice en novembre 1964. Cette nouvelle édition est également amputée de la carte imprimée au début de l'édition originale. Il faut noter que les éditions actuelles sont conformes à cette édition " définitive " dans laquelle les noms propres ont été remplacés.

 Avec Le Vigan, Lucette et Bébert, Céline est au milieu de l'Allemagne en flammes, il est acteur, récitant et voyant à la fois. A Baden-Baden à quelques mois de l'effondrement du Reich, dans un palace où le caviar et le champagne comptent plus que les bombardements ; dans Berlin, aux maisons éventrées, en ruines ; dans une propriété régie par un fou où habitent des polonais, des prostituées berlinoises et des objecteurs de conscience qui sont obligés de fabriquer des cercueils... Il va se voir confier les clefs d'une armoire à provisions miraculeuse par un médecin dignitaire du Reich, le Dr Harras, qui va lui permettre, en distribuant cigarettes, whisky et champagne d'éviter tous les pièges mortels qui leur sont tendus...

 Nord est un chef-d'œuvre qui offre une synthèse de son art romanesque. On y trouve condensé tous les thèmes, toutes les approches de ces précédents livres. Frédéric Vitoux peut écrire : " Sa texture dramatique se révèle aussi complexe que celle de Mort à crédit. La lente montée de l'angoisse, le climat de méfiance, les menaces, les haines qui peu à peu s'infiltrent, gagnent et inquiètent les personnages, sont ici orchestrés avec une force à peu près inégalée dans la littérature française contemporaine. Du haut en bas de la hiérarchie, tout le monde attend la mort imminente, la destruction, le déchaînement final. Et tout le monde se ment et parle d'autre chose. Jamais la misère, jamais la mort n'avaient été aussi présentes. "

 Céline travaille sur plusieurs projets, notamment l'adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit par Claude Autan-Lara et son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade pour laquelle il réécrit les passages censurés de l'édition originale de Mort à crédit (notons que l'actuelle édition Folio reprend cette version remaniée et aseptisée).

-1er juin : interview de Céline dans Le Monde.

- Céline entame également " Colin -Maillard " qui deviendra Rigodon.

 

 

 

 

                       1961

 Il a fallu près de trois ans à Céline pour rédiger D'un château l'autre et trois autres années pour Nord. Leur manuscrit compte près de deux mille pages, et on connaît trois ou quatre versions de chaque œuvre... Avec Rigodon, cela change, Céline l'a terminé en dix-huit mois et il n'existe qu'une seule version. En mai, il disait qu'il lui faudrait deux ans de travail pour le terminer... On peut raisonnablement penser que Céline pressentait sa fin et qu'il s'est hâté de l'achever.

 Rigodon, est placé sous l'emblème du train. La recherche éperdue du nord, du Danemark, avec des allers et retours incessants à travers l'Allemagne en feu, de Zornhof à Rostock, puis de Rostock à Sigmaringen, puis de Sigmaringen à Copenhague quelques mois plus tard.
 Le rigodon est une danse. Une danse codifiée, un brin précieuse et maniérée. L'intrigue du livre en porte la trace avec ses dérobades, ses sauts, ses retours en arrière, l'entrelacement complexe de ses figures. L'épopée célinienne toujours avec les quatre protagonistes, est faite de bonds, de sauts, d'esquives, de glissements, de chocs, de reprises... Et le style de Céline est au diapason avec sa recherche minutieuse des rythmes insolites, des mots rares ou des déformations savantes...

- Le 30 juin 1961 il a enfin achevé ce roman. Troisième volet de la trilogie et suite directe de Nord. Il prétend avoir terminé le 30 juin, il n'a plus qu'à le recopier au net. Il écrit à Gaston Gallimard et à Roger Nimier pour préciser les termes de son contrat

- Le lendemain, le 1er juillet 1961, à 18 heures, Louis-Ferdinand Céline meurt d'une rupture d'anévrisme, comme il l'avait prédit dans Mort à crédit.
 

Lucette prévient Marcel Aymé qui se rend à Meudon avec Gen Paul. Pierre Duverger prétendra lui avoir interdit la chambre mortuaire. Gen Paul ne sera pas du petit nombre des amis lors de l'enterrement.
- Son décès ne sera annoncé par la presse que le 4.

- Le 4, à 9 heures, son corps sera inhumé au cimetière de Meudon.

 Après le décès de Céline, Gen Paul et Lucette s’inviteront mutuellement à dîner.

En conclusion, écoutons les propos de Jean-Louis Bory, bravant ses idées d'homme de gauche et sans renier ses convictions, qui écrit dans L'Express ce 26 mai 1960 à propos de Nord :

  " Je vois dans Bardamu-Céline le Pantagruel de l'ère atomique, non plus bénisseur d'une Renaissance dont il attend tous les miracles, mais en pétard (au sens propre) contre son époque, embarqué, malgré lui, dans une répugnante expédition (qui n'est plus imaginaire), secoué d'une frénésie verbale qui abandonne rarement le mode de l'émeute individuelle. Ferdinand la Colère, ou le Grand Soir fait homme.
 
La force (la sincérité) de Céline vient de ce qu'il s'est forgé, comme Rabelais, un langage à la mesure de son lyrisme. Céline, c'est essentiellement un souffle, un style - ou, selon sa propre expression, une " certaine petite musique ". Il a transporté l'éruption volcanique dans le vocabulaire, la syntaxe et la ponctuation. Ecriture en transe, ouragan des couleurs,
Nord progresse encore, semble-t-il, sur la voie de la libération stylistique, vers l'expression immédiate du rendu émotif, l'exacte répercussion des vertiges. On ne peut rêver accord plus étroit entre ce style brutal, déconcertant, où le raffinement suprême conduit à l'utilisation d'une syntaxe " à l'état sauvage ", et la sauvage apocalypse de notre récente histoire, la chute de cette maison Usher qu'était l'Allemagne nazie.
 
 Non plus qu'accord plus intime entre cette écriture et ce picaro de la banlieue parisienne, ce dynamiteur verbal, ce Pierrot bourru, bouffeur de nuages naviguant, entre mémoire et prophétie, du rabâchage à la vaticination, ce vieillard haineux, génial et radoteur, ce vieux clown grandiose d'un cirque à l'échelle de notre globe où il assume à la fois le boniment et la parade, les cabrioles et les grimaces, la voltige et le dressage des fauves - ricanant d'angoisse à l'idée du dernier rivage. "